Nationalité tchèque
Né en 1944 à Novy Jicin (Tchécoslovaquie). Décédé en 2014
Biographie
Bibliographie
Liste expositions

Harun Farocki et Andrei Ujica, « Videogramme einer Revolution », documentation captée en public à l’occasion de la conférence Vidéo et après, 29 novembre 2004, Centre Pompidou, Paris, séance présentée par Christa Blümlinger.

Biographie

Documentariste, cinéaste et essayiste engagé, Harun Farocki est né en 1944 à Novi Jicín (Neutitschein à l'époque), dans ce qui était alors une partie de la Tchécoslovaquie annexée par les Allemands. De mère allemande et de père indien, il fait de nombreux séjours en Inde et en Indonésie, mais c'est en Allemagne qu'il passe la plus grande partie de son enfance.


En 1966, il entre à la DFFB (Deutsche Film und Fernsehakademie Berlin), école de cinéma et de télévision à Berlin, mais il sera renvoyé en 1968 suite au mouvement de mai avec 17 autres étudiants engagés, parmi lesquels les futurs activistes Holger Meins (RAF) et Philip Sauber (mouvement du 2 juin). Il s’agit pour ces étudiants radicaux d’extrême gauche de remettre en question non seulement le système universitaire mais aussi l’ensemble de la société allemande, avec pour toile de fond le refus de la présence états-unienne en République Fédérale d’Allemagne, l’opposition à la guerre du Vietnam et la dénonciation des exactions commises par les Etats-Unis. Cette guerre et ce mouvement d’opposition marqueront profondément l’œuvre de Farocki.


Entre 1974 et 1983 il dirige le magazine Filmkritik  dans lequel il développe un important questionnement théorique sur l'image. Ce magazine de théorie et de critique cinématographiques était, selon Christa Blümlinger [1], "la seule revue en Allemagne à pouvoir s'apparenter, par ses positions esthétiques et politiques et par ses éprouvantes discussions polémiques, aux Cahiers du Cinéma" [2] français. Depuis 1984, il poursuit sa réflexion sur l’image dans le contexte de la civilisation contemporaine et ce, à travers divers média et dans de nombreuses publications.


Dès 1966, il réalise des films pour le cinéma et la télévision (plus de 90 au total) et à partir du milieu des années 1990 crée des installations vidéo destinées à être présentées dans les musées. Il conçoit aussi épisodiquement des films de fiction, ainsi que des épisodes de séries télévisées allemandes pour enfants[3]. Entre 1993 et 1999 il est professeur à l'Université de Berkeley en Californie, puis à la Hochschule der Künste à Berlin en 2000-2001.


Les premiers films de Farocki, résolument militants, sont marqués par un engagement politique d'extrême gauche révolutionnaire. Souvent qualifiés de films d'agit-prop[4], on y retrouve des influences communes à de nombreux cinéastes de gauche de l'époque (Jean-Luc Godard, Chris Marker, etc.) telles que les théories du situationnisme français, les stratégies des mouvements de guérilla développés dans les pays du tiers monde et des idées de révolution culturelle. D'inspiration brechtienne, ces films ne se réduisent toutefois pas à de la pure agit-prop : Harun Farocki y exerce un esprit critique très développé, tant d'un point de vue politique et historique qu'au niveau des images elles-mêmes et de leur lecture. Politique et esthétique ne sont jamais séparées et c'est avec la même minutie qu'Harun Farocki les manie et les analyse.


Dans son ouvrage Vom Guerillakino zum Essayfilm (“ Du cinéma guérilla au film essai ”)[5] entièrement consacré à Harun Farocki, Tilman Baumgärtel évoque le premier film du cinéaste, Nicht löschbares Feuer (Feu inextinguible, 1969), en utilisant la notion "autodétermination artistique". Dans ce travail sur la guerre du Vietnam, le cinéaste déconstruit méthodiquement la chaîne de production du Napalm B et son utilisation, reflétant par là même les préoccupations didactiques des contestataires de 68. Il s’efforce d’éveiller les consciences en choquant le spectateur, allant jusqu'à se brûler la main avec une cigarette devant la caméra.


Viennent ensuite, au cours des années 1980 et 1990, les filmles films d'observation et les "films-essai" - toujours suivant la typologie de Tilman Baumgärtel qui regroupe de façon pertinente les travaux de Farocki selon des critères à la fois chronologiques et thématiques. En 1986, il réalise Wie man sieht (Tel qu'on le voit), un film où il assemble et combine des images de diverses provenances (dessins, photographies, peintures, etc.) lui permettant de proposer une vision critique de l'histoire des technologies. Dans Bilder der Welt und Inschrift des Krieges (Images du monde et Inscription de la guerre) (1988), le réalisateur montre à quel point une image doit être lue -et pas uniquement vue- pour être comprise. Pour ce faire, il appuie sa réflexion sur des photographies aériennes de la seconde guerre mondiale prises par les alliés n’ayant jamais repéré les camps de concentration que l'on pouvait y voir, ou sur images des camps prises par les SS, etc.


Pour Leben BRD (La Vie-RFA), film réalisé en 1990, Harun Farocki s’est rendu dans de très nombreux centres de formation ou d'entraînement en Allemagne (compagnie d'assurances, école de sages-femmes, école de police, etc.) afin de dévoiler le fonctionnement de tels organismes. Il parvient à y faire apparaître les règles qui régissaient la société ouest-allemande à la fin des années 1980. Ce sont ces mêmes usages qui sont analysés sept ans plus tard par le cinéaste dans Die Bewerbung (Apprendre à se vendre), dont le sujet principal est un centre de stages où l’on apprend à postuler pour un emploi : “ Enseignants, universitaires, chômeurs de longue durée, anciens drogués, managers moyens, tous doivent apprendre à s’offrir eux-mêmes, à se vendre, au nom du self-management. Ce concept n’est peut-être qu’un crochet métaphysique auquel l’identité sociale est suspendue” souligne Farocki.


Une dernière série de films regroupe des travaux de montage d'archives dont Videogramme einer Revolution (Vidéogrammes d’une révolution) (1992) et Arbeiter verlassen die Fabrik (1995) sont les plus célèbres. Dans Videogramme, il juxtapose les images “ officielles ” (télévision en direct) et “ officieuses ” (caméra amateur) de la révolution roumaine et de la chute de Ceaucescu en 1989 pour “ reconstruire la chronologie visuelle de ces jours ”. Arbeiter verlassen die Fabrik retrace, quant à lui, le traitement visuel réservé à la classe ouvrière à travers les images de sorties d’usine au cours d’un siècle de cinéma, en commençant par le film fondateur Sortie d'usine (1895) des frères Lumière. “A rapprocher les images, à les répéter pour mieux les contextualiser, Farocki revient sur la rencontre avortée du travail ouvrier et de la narration cinématographique, fondée sur "le déséquilibre et la contrebalance". Le cinéma commence effectivement quand l'ouvrier quitte l'usine, se soustrait aux systèmes de surveillance et aux "dispositifs de barrage", et cesse quand s'imposent aliénation et autoritarisme.”[6]


Dans tous ses documentaires, Farocki produit, par le biais du montage et de la composition des séquences qu'il filme ou se réapproprie, un commentaire qui dévoile le contexte technique, socio-politique et culturel de la production, de la distribution et de la réception des images. Vidéogramme d'une révolution lui permet, par exemple, de créer un nouveau récit et de montrer ainsi les interactions entre les processus historiques et leur représentation dans les médias.


Depuis le milieu des années 1990, Farocki crée également des œuvres vidéo destinées à être exposées au sein d'institutions artistiques, souvent sous la forme d'installations. L'installation Schnittstelle sera la première à être présentée dans un musée en 1995. En 1997, il produit le film Stilleben  pour le r à la Documenta X de Cassel. En 2001, il élabore une installation ayant pour sujet la vidéosurveillance dans les prisons américaines, I Thought I Was Seeing Convicts. Le thème de la surveillance et du contrôle, qui rappelle l'intérêt que le cinéaste porte à Michel Foucault[7], est également au centre de Eye/Machine, une autre installation réalisée en 2001. Elle explore les outils de contrôle technologique et de surveillance dans l'armée, ainsi que l'utilisation qui a été faite des images produites à des fins de propagande lors de la guerre du Golfe. Il conçoit la même année une vidéo sur les "shopping malls", immenses centres commerciaux aux Etats-Unis intitulée Die Schöpfer der Einkaufswelten, (Créateurs des mondes d’achat). Le « glissement » de Farocki du cinéma et de la télévision vers le contexte artistique souligne sa démarche de plus en plus réflexive, l'espace d'exposition lui offrant une nouvelle distance pour mettre en scène son questionnement esthétique et politique.


Dans chacune de ses œuvres, Farocki se livre à une observation systématique des mécanismes de la société capitaliste en se focalisant sur l'un de ses aspects (la guerre, la prison, le travail, la révolution, la consommation, etc.) et en étudiant le statut des images qui s'y rapportent. L'analyse de l'artiste allemand passe le plus souvent par la répétition et le recadrage des images. Chacune de ces répétitions, chacun de ces recadrages et finalement chaque prise de vue réalisés par Farocki incite le spectateur/visiteur à chercher plus loin, à tenter de déceler la signification cachée des images, à lire entre les lignes. Pour Christa Blümlinger, "culturellement, Harun Farocki appartient à ce cinéma européen "moderne" qui a redéfini le rapport entre mot et image, mais aussi l'usage du sonore. On y trouve une nouvelle autonomie de la bande son par rapport à la bande image. L'art de produire des images mentales à partir du montage apparente les films de Farocki à ceux de Godard ou de Straub-Huillet. Chez Farocki, la succession de deux plans ne suffit pas à libérer la charge de signification, le 'choc' des images passe au contraire par leur reprise, leur mise en circulation avec d'autres images, accompagnée d'un commentaire distancié."[8]


Emilie Benoit


[1] Christa Blümlinger est enseignante et chercheuse, entre Berlin et Paris. Elle a été commissaire de programmes de films et de vidéos, et a publié des articles critiques dans les revues Trafic, Iris, Cinémathèque, Meteor, Blimp, Eikon, Camera Austria, etc. notamment sur des questions esthétiques liées au cinéma documentaire, au film expérimental et d'avant-garde.


[2] Christa Blümlinger, "Harun Farocki ou l'art de traiter les entre-deux", in : Harun Farocki, Reconnaître et poursuivre, Théâtre Typographique, Paris, 2002, p. 13.


[3] Betrogen (1985), Sesamstraße (1973, 1978) et Sandmännchen (1978).


[4] Du russe agitprop, forme abrégée de agitatsija-propaganda : “ agitation-propagande ”.


[5] Tilman Baumgärtel, Vom Guerillakino zum Essayfilm : Harun Farocki-Werkmonographie eines Autorenfilmers, Berlin, b_books, 1999.


[6] Mathieu Capel dans Images de la culture, catalogue de films documentaires réalisé par le CNC: http://www.cnc.fr/intranet_images/data/Cnc/index.htm


[7] Der kleine Ausschlag für eine große Entscheidung , Interview mit Harun Farocki über den deutschen Herbst entretien réalisé par Tilman Baumgärtel:http://www.infopartisan.net/archivFONT>


[8] Christa Blümlinger, "Harun Farocki ou l'art de traiter les entre-deux", in : Harun Farocki, Reconnaître et poursuivre, Théâtre Typographique, Paris, 2002, p. 15.