Video-fish (Poissons-vidéo), 1979 - 1992

7 à 15 moniteurs, 7 à 15 aquariums avec poissons,
2 bandes vidéo, NTSC, couleur, silencieux, 30’


Les débuts d'une nouvelle forme artistiques sont toujours riches en expérimentations. Les artistes recherchent des qualités spécifiques du médium. Les premiers cinéastes étaient intrigués par le réalisme des films. On dit qu'ils faisaient même sortir des chevaux de derrière l'écran pour faire peur aux spectateurs. La forme artistique qui naquit lentement des premières expériences cinématographiques (les films muets) connut une fin précipitée à l'apparition du cinéma parlant. Les pionniers de la vidéo étaient à l'origine attirés par l'aspect d'image vivante en direct qu'offrait ce médium. C'était un nouveau moyen pour explorer le temps. Bruce Nauman et Dan Graham se servaient d'une caméra vidéo pour enregistrer en direct, et avec retardateur, afin de réaliser des œuvres qui plongeaient les spectateurs dans leurs actions antérieures. Jamais jusqu'alors le passé et le présent ne s'étaient retrouvés confrontés de façon aussi directe. La vidéo redonnait une actualité à la question ancienne de la réalité des rêves et des fantasmes, c'est-à-dire : qu'est-ce qui est réel, qu'est-ce qui est virtuel ? Finalement, les artistes décidèrent que l'image vidéo était aussi réelle que tout ce que nous voyons, touchons ou sentons. À ses débuts, Paik s'installa dans un studio de Canal Street, à New York. Le lieu était idéal pour un artiste fasciné par les déchets, les laissés-pour-compte de la vie moderne. Les boutiques de Canal Street regorgeaient d'appareils électroniques d'occasion, jusque sur les trottoirs. Lorsqu'il allait prendre un café ou un jus d'orange, il se retrouvait immergé dans le bric-à-brac de sa "palette". Les empilements pêle-mêle de moteurs rouillés et de carcasses de téléviseurs des installations de Paik sont des palimpsestes de l'énergie de Fluxus. Le café du coin était le seul avant-poste de civilisation dans ce quartier d'artistes des années 1960. Ce n'était pas un endroit où l'on pouvait traîner pour bavarder, mais Paik y rencontrait les gens du coin, comme le musicien Steve Reich, le réalisateur de films Michael Snow ou le poète Allen Ginsberg. Bien sûr, ils étaient à leur façon présents dans le travail de chacun. Paik apparaît ainsi dans le film classique structuraliste de Michael Snow, Wavelength, juste à la fin du zoom de 45' de ce film. Un œil averti peut repérer un Allen Ginsberg hyper colorisé psalmodiant dans la vidéo de Paik Global Groove. Parcourant les rues avec sa caméra Sony, Paik passait souvent dans le studio de Merce Cunningham, un lieu où se croisaient de multiples formes d'art. Il a pu y rencontrer Warhol et Rauschenberg livrant un décor pour une nouvelle chorégraphie de Cunningham, et il avait l'occasion de discuter avec les compositeurs John Cage et David Tudor, qui utilisaient des chants d'oiseaux et de criquets dans des pièces composées à partir d'un principe de montage électronique aléatoire. Blue Studio, la première œuvre vidéo chorégraphiée de Cunningham, montrait à plusieurs reprises celui-ci dansant avec lui-même sur un fond bleu. Cette danse correspondait assez à une des fixations de Paik sur la mobilité réduite des poissons dans un aquarium. Il projetait de lancer un poisson dans le ciel bleu. Fish on the Sky Fish hardly flies anymore on the Sky – Let Fishes fly again fut présenté en 1975 dans l'entrepôt de la Martha Jackson Gallery, près de l'Hudson. Les spectateurs étaient étendus sur des matelas de gymnastique bleus disposés sur le sol et regardaient la vie sous-marine sur des moniteurs accrochés en suspension au-dessus d'eux. La figure du poisson est un logotype utilisé par Paik pour ses vidéos. Des croquis de ses projets d'installations montrent très souvent un poisson dessiné au milieu de l'écran d'un moniteur. À un moment, il transforma même son loft en aquarium virtuel. Les amis qui lui rendaient visite devaient naviguer au milieu d'une mer de moniteurs diffusant des images de la vie aquatique. Nageant dans des moniteurs suspendus au plafond, les poissons avaient l'air de créatures extraterrestres plongées dans des océans anciens, et de nouvelles espèces arrivaient sans cesse des espaces infinis. La science a rangé la classe biologique des " poissons " dans un modèle d'évolution bien sage, mais la compréhension de leur monde reste hors de portée de nos connaissances humaines. La vidéo réalisée par Paik pour le poisson de Video Fish est à l'évidence un témoignage de sa passion pour ces animaux. Leurs yeux exorbités montrent qu'ils sont des observateurs attentifs capables d'apprécier une bonne vidéo. Paik pensait que la danse de Merce Cunningham sur fond bleu pourrait plaire à ces habitants aquatiques et il chorégraphia une œuvre vidéo de plusieurs Cunningham et poissons dansant ensemble. Video Fish consiste en une rangée d'aquariums contre lesquels a été placé un moniteur vidéo. La vidéo Cunningham/poisson aperçue à travers l'eau sombre de l'aquarium est floue mais les poissons vivants qui s'y trouvent peuvent en avoir une bonne vision. Ils semblent intéressés par la vidéo. À l'occasion, l'un d'eux vient regarder le spectateur du ballet. Le face à- face du spectateur et du regardé, l'humain et le poisson, se retrouve en écho dans la vidéo de la danse de Cunningham et du poisson virtuels. Om, we are all one, les poissons y compris. Si les poissons sont des extraterrestres, l'attention réfléchie que leur porte Paik devrait les aider à se sentir plus à l'aise chez nous. Video Fish reflète l'aspect yin de l'art de Paik. Fluide et sensuelle, l'œuvre plonge le spectateur dans un état d'esprit contemplatif. De nombreux autres projets sont en revanche dominés par un rythme yang marqué. Sa gamme d'expression est vaste, comme il convient à un artiste à la recherche d'un art universel qui transcende les cultures.



Barbara London

Traduit par Jacques Bosser