Moon is the Oldest TV (La lune est la plus ancienne télévision), 1965 - 1992
Installation video ( copie d'exposition)
11 socles noirs 150 cm
11 moniteurs noir et blanc
11 BVU NTSC , diffusées sous forme de fichiers numériques, 4/3, noir et blanc, silencieux,
Depuis la date de sa création en 1965, cette œuvre de Nam June Paik a connu différentes versions, dans lesquelles, notamment, des téléviseurs couleur ont été ajoutés à la douzaine de moniteurs noir et blanc utilisés au départ. Cependant, ces dispositifs demeurent toujours placés dans une salle plongée dans l'obscurité et le silence, et ils comportent systématiquement un aimant placé sur le tube cathodique, qui interfère avec le signal électronique avant toute émission des images enregistrées. Celles-ci montrent, par étapes, la progression de la lumière et de l'obscurité sur la face de la Lune visible depuis la Terre. Par sa matérialité continuellement en évolution, l'installation est une réponse aux différentes phases lunaires, qui nous sont présentées comme suivant un cycle de différences et de répétitions. Il faut souligner que Paik n'a pas choisi, depuis tout ce temps, de montrer des images de la face cachée de la Lune, que l'on connaît pourtant depuis 1959 grâce aux retransmissions effectuées à partir des sondes spatiales, et qu'il s'en tient à l'image que nous pouvons en avoir à l'œil nu. Dans les textes les plus anciens qui nous sont parvenus, les observateurs remarquent déjà que cet astre évoque un visage, une figure humaine. Nombre de peintres, d'illustrateurs et d'écrivains ont repris cette idée, puis les premiers cinéastes, dont Méliès. De par cette forme qui nous ressemble vaguement, la Lune est une image. Si l'on pense, bien entendu après l'invention du cinéma, que cette image est éclairée, il est facile de faire le lien, à peine métaphorique, avec la projection d'une image sur cette partie du satellite : une image projetée sur une sorte d'écran suspendu dans le noir infini du ciel, comme dans une immense salle de cinéma. Pour Paik, la Lune est ainsi le " plus ancien téléviseur ". Le contexte dans lequel Paik réalise cette installation est bien évidemment en relation avec l'invention de la télévision dans les années 1940 aux États-Unis et sa prolifération dans le monde à partir des années 1950, ainsi qu'avec la culture de masse qu'elle a permis de diffuser à grande échelle dans les foyers. Marshall McLuhan avait livré de pertinentes réflexions sur le sujet dans Comprendre les médias en 1964, et le voyage sur la Lune, en préparation depuis le début de la décennie, allait aboutir en 1969 à l'alunissage d'Apollo XI. Pourtant, Paik n'utilise pas la télévision et le téléviseur en tant que média de masse et produit de grande consommation ; s'il est l'un des tout premiers artistes à se servir des possibilités du médium et de ce qu'il représente en tant qu'objet, il prend immédiatement une salutaire distance, digne d'un sage oriental. Aux bruits, aux sons et à la vitesse, il préfère le silence, la quiétude et la lenteur ; au spectaculaire, au narratif et à la démultiplication, il oppose l'évident, la pure vision et le répétitif : la Lune est là depuis toujours, son image s'efface et réapparaît, elle ne raconte rien, sauf, peut-être, le passage d'un temps immémorial. Paik pousse encore plus loin le refus des divers paramètres attachés à ce média – transmission en direct, enregistrement, rediffusion, flot permanent de toutes sortes d'images – puisque les prétendues images des phases de la Lune n'existent pas en réalité : les formes que l'on pourrait prendre pour des progressions des croissants lunaires ont été obtenues grâce aux aimants placés sur le tube cathodique, qui permettent d'obtenir, sans aucune image préenregistrée ou captée en direct, une image supposée de la Lune, relevant plus de l'imaginaire que d'une vision réelle. Car l'image est nettement issue de notre imagination, bien que fondée également sur un phénomène médiatisé. Curieux mélange de nos habitudes de perception réelle de l'astre et de différentes images retransmises par des médias tels que la photographie, la télévision, le cinéma, ces formes ne sont pas véritablement des détournements ni des appropriations, mais plutôt les manipulations d'une imagerie apparemment acquise, car indexée sur l'image de la planète réelle. Autant de souvenirs, d'accumulations d'images fabriquées, scientifiques ou non, de visions directes lorsque nous portons notre regard vers le ciel, comme pour vérifier la permanence de la réalité céleste au-dessus de nos têtes. La Lune croît et décroît indéfiniment, et les schématisations que nous pouvons faire de son cycle sont si simples que même un vulgaire téléviseur contient, pour ainsi dire, cette image. Et si elle est, en ce sens, la plus ancienne télévision, le titre semble se retourner, puisque la télévision devient également une forme originaire, présente bien avant que l'homme ne puisse la regarder comme phénomène naturel et comme image.
Jacinto Lageira