Global Groove, 1973
Nam June PAIK (1932-2006)
Global Groove, 1973
Bande vidéo 1 Pouce NTSC diffusée sous forme de fichier numérique
4/3, couleur, son
28 min 30 s
Achat en 1993
Global Groove [1] réfère au concept "global village" (village planétaire) et répond à l'optimisme de Marshall Mac Luhan sur l'apport de la télévision. La bande est une proposition critique sous la forme d'un programme télévisuel. Imaginant le libre échange des vidéos, de l'information et de la nouveauté culturelle, le projet va à l'encontre de la maîtrise des programmes par les télévisions publiques (qui véhiculent notamment des formes et des degrés différents de nationalisme et des préjugés sur d'autres cultures) et commerciales (qui drainent des séries, standardisent la consommation, etc.). La bande a été produite par la chaîne de télévision PBS. Le générique introduit le concept de Global Groove : "This is a glimpse of a new world when you will be able to switch on every TV channel in the world and TV guides will be as thick as the Manhattan telephone book."[2]
Global Groove date de 1973 et anticipe sur deux pratiques télévisuelles : le zapping et la place croissante de la musique (pour Nam June Paik, le rock - dont on reconnaîtra la place importante dans les oeuvres de l'artiste - est le seul langage non verbal qui réunisse les générations).
Des fragments d'oeuvres de disciplines différentes, populaires et élitistes, traditionnelles et contemporaines, asiatiques, occidentales (principalement américaines) et ethniques (africaines, par exemple) coexistent dans un flux de séquences où l'espace planétaire est réduit au téléviseur et le temps à l'instant. Global Groove est un univers frénétique, dont le rythme souligne une grande maîtrise de la composition qui rappelle la formation musicale de l'artiste. La programmation et l'esthétique unique et novatrice de Nam June Paik sont un modèle pour la télévision.
Des séquences se succèdent et s'entrecoupent : un groupe de rock, Allen Ginsberg chantant et jouant des cymbales, des extraits de films de Robert Breer et Yud Yalkut, des vidéos performances de Nam June Paik, une musique électronique d'inspiration asiatique sur une image de squelette d'instrument de musique, une vidéo danse de Merce Cunningham, une danseuse sur un air de jazz, une chorégraphie traditionnelle asiatique, un document où John Cage met en rapport le son électronique, le langage binaire, le système nerveux et la circulation sanguine, puis le Living Theatre, Devil With a Blue Dress On de Mitch Ryder et du groupe Detroit Wheels' Devil entrecoupé de danseurs coréens traditionnels, un extrait d'une oeuvre de Stockhausen, l'image de Richard Nixon défiguré par l'action d'un aimant sur le téléviseur (issue de ses premières études sur le médium vidéo), la présentation de Participation TV dans laquelle Nam June Paik ordonne aux téléspectateurs d'ouvrir ou de fermer les yeux, etc. Le public est dans une jouissance du rythme musical et visuel, sans toutefois parvenir à réfléchir aux rapports qui se succèdent.
Les images et les séquences sont traitées comme des objets plastiques. Le travail au synthétiseur transfigure les visages en kaléidoscopes de couleurs vives, crée des dédoublements et des redoublements des chanteurs et des danseurs, des solarisations et des saturations des couleurs. Des incrustations et des surimpressions transforment et complexifient les séquences, par les changements de décor et les passages furtifs de formes abstraites notamment.
Nam June Paik cite deux performances vidéo dans lesquelles il matérialise avec dérision l'impact de l'univers télévisuel et électronique sur la société et la pensée. Elles insèrent dans ce patchwork musical la transgression des conceptions musicales traditionnelles, c'est-à-dire l'anti-musique. TV Cello met en regard un violoncelle et une installation de trois téléviseurs superposés qui parodient l'instrument. Les écrans diffusent la scène en direct. Charlotte Moorman frotte les cordes d'acier tendues sur les téléviseurs et renchérit par dests la musique de Allan Schulman. Dans TV Bra for Living Sculpture Charlotte Moorman porte, en guise de soutien-gorge sur son buste dévêtu, deux petits écrans de télévision diffusant en direct la performance où elle joue du violoncelle.
Le collage, présent dans cette programmation et dans l'insertion d'extraits de Global Groove dans des vidéos et des installations (TV Garden, Cathedral as Medium), est un processus central des oeuvres de Nam June Paik. Il a également été développé dans des émissions de l'artiste réalisées en direct par satellite, telles que Bonjour Mr. Orwell ou, de façon plus extraordinaire et explicite, dans Global Baleine. Ce projet de concert de 1963 consistait à jouer la main gauche de la Fugue numéro 1 (en sol majeur) de Jean-Sébastien Bach à San Francisco et la main droite à Shanghaï, en faisant commencer les deux parties le même jour et à la même heure par rapport au méridien de Greenwich. Le collage recouvre encore la rencontre virtuelle de deux personnes réalisée par exemple dans Good Morning Mr. Orwell par la surimpression de l'image de Merce Cunningham dansant sur un entretien enregistré du peintre Salvador Dali.
Les performances vidéo de Nam June Paik sont, comme Global Groove, une manière de revenir sur l'adage de Marshall Mac Luhan : "The medium is the message." L'artiste nous montre que tout est médiatisé par la télévision, c'est-à-dire par la vidéo. Plus rien n'est la chose en soi, les parodies symboliques du violoncelle transformé en écran à cordes signifient : ceci est de la télévision c'est-à-dire de l'image, du son et de la séquentialisation (donc du temps). Pour Mac Luhan, la télévision n'est pas seulement un outil de médiatisation, mais un système qui est lui-même l'information. Le véritable contenu ne serait donc pas cet ensemble de séquences et leurs rapports, mais l'influence du médium sur le psychisme et sur la société.
Thérèse Beyler
[1] Groove signifie : microsillon ; groovy : quelque chose de réjouissant.
[2] "C'est un aperçu d'un monde nouveau à l'époque où vous pourrez sélectionner chacune des chaînes de télévision du monde et lorsque les programmes de télévision seront aussi épais que le bottin téléphonique de Manhattan."