Media Shuttle, 1978

1 Pouce NTSC, couleur, son


Nam June Paik pose à nouveau l'idée d'une télévision mondiale, mais, à la différence du point de vue développé dans Global Groove, il l'inscrit cette fois dans le contexte de la guerre froide. La bande est introduite par cette interrogation : "What would happen if the people of New York and Moscow had a kind of citizen band television and could see and talk each other via sattelit ?" [1] Cette question suppose une communication à double sens sous-entendue par le titre de l'oeuvre Media Shuttle. Nous sommes toujours dans l'exploration de la logique des nouveaux médias et de leurs développements. La bande ne simule pas cette utopie, elle glisse dans une fiction proche d'une représentation de la réalité historique et des conséquences d'un tel système. A la critique du mode de vie américain et de la consommation télévisuelle succèdent des images de la vie quotidienne et de la recherche scientifique russes, et des traces de l'hégémonie américaine concrétisée en URSS malgré le rideau de fer.



La bande est construite d'extraits de vidéos, d'une part The Selling of New York (1972) de Nam June Paik, et d'autre part la vidéo tournée lors d'un voyage en URSS en 1973-1974 par Dimitri Devyatkin.



New York est présentée comme le centre d'affaires spécialisé dans les services internationaux, dont 25% des activités relèvent de l'industrie culturelle et des nouveaux médias. L'espace occupé dans la ville par les constructions réalisées en fonction de cette importante situation, le flux quotidien de la population, la consommation et le comportement de la classe moyenne américaine sont chiffrés. Charlotte Moorman renchérit le discours des sons graves de son violoncelle. Des vues d'architecture de verre américaine inscrites dans des vignettes glissent sur l'écran. Une suite de séquences visuelles représente la dépendance de cette population à la télévision (différentes personnes sont montrées regardant la télévision dans leur bain, au lit, chez le coiffeur et au musée). Ce lien est interprété psychologiquement par l'artiste dans un rapport d'équivalence entre les pulsions sexuelles et l'attraction télévisuelle, et visuellement par un plan séquence sur un téléviseur situé à hauteur du sexe d'une jeune femme.



L'esthétique de la consommation et de la télévision américaines apparaît dans des clips de chanteuses yé-yé et des pages de publicité asiatiques (l'une pour Pepsi-Cola et la seconde parodiant une série télévisuelle). Nam June Paik utilise d'une part ces vocabulaires publicitaire et télévisuel dans le montage, les solarisations, les couleurs saturées et l'image de la femme, et travaille d'autre part l'image de façon critique, comme par cette transformation et cette agitation permanente du visage du présentateur, dont l'impact visuel devient plus fort que ses propos.



Le reportage en URSS de Dimitri Devyatkin oppose à la classe moyenne et à l'individualisme américains la classe ouvrière et les fêtes populaires. Les souffrances de ce peuple sont brièvement esquissées (une femme évoque son fils décédé et montre une photographie où il porte un treillis, alors une phrase s'inscrit à l'écran soulignant qu'il n'avait que dix-huit ans). Une manifestation le jour du Premier Mai, des rapports à la nature et des recherches en pédiatrie sont esquissés. Puis les fêtes et spectacles montrent l'influence américaine : le grand huit du parc d'attraction Corky porte un nom américain (Jet Star), une scène enregistrée au théâtre Tankha montre une actrice mimant un strip-tease, enfin un habitant de Sibérie reproduit avec sa bouche une mélodie de l'orchestre Henri Mencini. Cette région qui symbolise la plus grande hostilité à la vie humaine devient ici le symbole du taux de pénétration de la culture américaine par les mass-médias.



Les portraits des hommes politiques soviétiques et américains de la guerre froide st et s'entrecoupent, enfin ils se mélangent par la déformation vidéographique que produit Nam June Paik, comme si l'artiste questionnait la limite de leurs pouvoirs.



La bande son relie Moscou et New York par la continuité du chant russe sur les séquences de New York, représentant par là même une forme de proximité des deux peuples créée par les mass-médias.



Thérèse Beyler


[1] "Que se passerait-il si les populations de New York et de Moscou avaient une télévision de citoyens et pouvaient se voir et se parler par satellite ?"