Guadalcanal Requiem, 1979

1 Pouce NTSC, couleur, son


Guadalcanal Requiem commémore la lutte qui eut lieu entre les Américains et les Japonais en 1942 et 1943 dans cette île de l'archipel Salomon, à travers des séquences en noir et blanc filmées pendant la guerre et un enregistrement réalisé in situ par Nam June Paik à la fin des années 1970. Cette commémoration est conçue de façon approfondie : l'oeuvre informe sur l'événement, son contexte et son site, et définit la remémoration, ainsi qu'elle installe le spectateur dans le recueillement par les actes rituels inventés et réalisés par Nam June Paik et Charlotte Moorman dans l'île.



Nam June Paik structure l'oeuvre par des temporalités différentes, d'une part linéaire au niveau général de l'oeuvre, d'autre part labyrinthique dans l'entrelacs des sons et de séquences très courtes des documents de la guerre et des images de l'artiste des années 1970. La bande débute par le commentaire de Russel Connor sur l'origine de la guerre : l’embargo américain sur le pétrole commencé en 1940. Elle est parcourue par des données historiques, notamment la bataille de Ternaru et les chiffres des pertes humaines et matérielles. A la fin, un prologue présente un couple d'adolescents nés dans les années 1960, qui fait part au spectateur de son ignorance de ces faits de guerre, puis s'informe en consultant des journaux de l'époque. L'histoire et la remémoration sont dans la logique du renouvellement des générations et de l'oubli. Cette trame est doublée d'une autre temporalité linéaire : le perpétuel mouvement de la nature, présent dans l'entropie des traces in situ, la végétation luxuriante qui a gagné les ruines, les ossements des charniers et le matériel militaire restés sur place. La métaphore de la montre portée par les vagues souligne l'importance du rapport entre le temps mesuré ou chronologique et la nature par sa double apparition au début et à la fin de la bande. La conception occidentale du temps historique est confrontée à une autre approche, celle de la culture mélanésienne, où l'homme et la nature sont fortement liés ; ainsi, les monuments commémoratifs érigés par un autochtone sont des cocotiers et non des artefacts. Le rapport de la culture locale à la nature et le recueillement de Nam June Paik et Charlotte Moorman introduisent la dimension affective du monument et de la remémoration.



Des mouvements thématiques et comparatifs se succèdent : l'énoncé de la situation internationale sur des images référant à la culture mélanésienne, une métaphore du temps, une présentation du site actuel, l'impact sur la culture locale du passage des Américains (une fête locale empreinte de rock pendant laquelle une voix off raconte l'arrivée du soldat John Fiedgrald Kennedy sur l'île), une description des modes alimentaires des soldats japonais pendant et après la guerre, un parallèle entre des constructions récentes et l'architecture de guerre, la confrontation de la mémoire vivante et des images de la guerre (l'ex-marine Bob Edwards raconte et le spectateur voit un soldat japonais qui met en joue, le charnier, et Charlotte Moorman jouant du violoncelle sur le monument aux morts), une comparaison des lieux (la performance TV Bra est montrée successivement dans une réalisation en studio à New York puis devant le public curieux de l'île), etc.



Le montage mêlant les temporalités crée un sens ou une émotion par rapport à chaque thème. Les nombreux plans sur l'eau et le paysage apaisent les images fortes.



Nam June Paik et Charlotte Moorman accomplissent dans l'île des actes rituels individuels inventés, à travers lesquels le spectateur sonde émotionnellement la mémoire du site et participe au recueillement. La violoncelliste joue de son instrument sur le bord de mer, puis dans la végétation. Ensemble, ils emballent le violoncelle d'une couverture de feutre et fixent une croix rouge dessus à l'image de l'oeuvre de Beuys, Infiltration homogène pour piano à queue (1966). Alors que Charlrman en treillis rampe sur la plage, un violoncelle sur le dos, Nam June Paik se promène en traînant derrière lui un violon brisé. Si dans les performances Fluxus de l'artiste l'instrument détruit manifeste la rupture avec l'harmonie classique, dans Guadalcanal Requiem il prend le sens de ce violon traîné par un personnage de L'Age d'or de Bunuel, une représentation sinistre de l'humanité.




Thérèse Beyler