Going around the Corner Piece, 1970
Installation vidéo en circuit fermé
4 caméras noir et blanc, 4 moniteurs noir et blanc, 1 cube blanc 284 x 654 x 654 cm
Il est aujourd'hui assez évident, pour n'importe quel visiteur de musée, qu'on attend de lui qu'il aille activement à la rencontre des objets qui y sont montrés : les regarder, les examiner, tourner autour et peut-être même les toucher. Bref, il maîtrise généralement le "code d'observation de l'art". Il y a cependant des œuvres qui bouleversent les certitudes et déstabilisent le spectateur, mais de manière constructive. L'art doit frapper le visiteur comme un coup sur la nuque, a dit un jour Bruce Nauman, de sorte que naît une intensité qui saisit le spectateur dans tout son être – dans son corps comme dans son esprit. Et, en effet, même le plus grand habitué des musées est aujourd'hui dérouté de se retrouver tout à coup debout devant une simple pièce blanche dans laquelle il ne peut absolument pas entrer. Qu'est-il censé faire avec ? Going Around the Corner Piece est un rectangle fermé, deux fois plus long que haut. Tout en haut des quatre murs blancs pendent quatre caméras, comme des vautours guettant leur proie. Et nous, les visiteurs, sommes précisément ces proies de chair fraîche. La proie, une fois digérée (notre image en noir et blanc vue de dos) se trouve devant nous sur le sol, au bout du mur ; on peut la voir sur quatre moniteurs. Beckett, que Nauman estime beaucoup, a qualifié l'œil (de la caméra) qui regarde de manière agressive d'"œil prédateur". Il a ainsi voulu exprimer le caractère inéluctable mais aussi destructeur de l'(auto)observation. C'est un léger, mais véritable malaise qui envahit le visiteur lorsqu'il aperçoit fugitivement cette installation expérimentale, un malaise que Beckett appelle l'"Agony of Perceivedness" dans son film Film (1964). Car l'austère constellation spatiale construite par Nauman, à l'aide de caméras, de moniteurs et de murs blancs, a beau être aussi passive qu'agressive, formellement, elle requiert la participation de celui qui la voit. En dépit de son aspect légèrement menaçant, l'œuvre est séduisante et, attiré comme par magie, le visiteur endosse son rôle d'acteur. Car si la défense est un moteur puissant chez l'homme, la curiosité en est un autre tout aussi fort. Et celle-ci est aussi puissante que le besoin de se mettre en scène devant un miroir ou une caméra – ce qui, chez Nauman, est volontiers mis au même niveau, comme dans ses travaux en circuit fermé. L'artiste s'intéresse aux modèles de comportements humains et connaît bien la fascination que chacun ressent devant son "moi" reflété. Ainsi, il attire le spectateur dans son œuvre comme un peintre, tout en limitant énormément ses possibilités d'action. Par la construction même de l'installation, le visiteur investigateur est guidé par l'artiste, qui ne lui laisse en fait pas d'autre choix que celui de suivre le chemin qu'il lui a tracé le long des parois. Dès lors, la caméra, cet " oeil prédateur ", le poursuit, et il se voit constamment lui-même de dos en train de tourner à l'angle suivant. Ainsi, le visiteur ressent directement dans sa propre chair ce que c'est que d'être un artiste : le sentiment troublant d'être proscrit de son expérience du moi habituelle et de courir après soi-même sans aucun espoir de réussir à se rattraper. Cette immédiateté étonnamment simple est une expérience désagréable, et ce n'est certainement pas un hasard si elle rappelle le Film de Beckett (1964). On y voit le personnage O (Buster Keaton vu de dos) épié pendant vingt-deux minutes par l'œil d'une caméra (E), qu'il regarde finalement droit dans les yeux au tout dernier contre-champ, se révélant ainsi, par ce geste, identique à cet œil. L'homme est à la fois chasseur et chassé de son propre moi : un cercle vicieux. Comme chez Nauman, il s'agit ici des thèmes de la fuite vaine du moi et la recherche de soi, déjà esquissés dans les romans du XIXe siècle sur le Doppelgänger (l'autre soi, le double) à travers la perte de repères existentiels. Dans Going Around the Corner Piece, Bruce Nauman donne au spectateur un rôle qu'il jouait lui-même dans ses premières pièces sur le corps et le mouvement (comme Dance or Exercise on the Perimeter of a Square, 1967-1968, Slow Angle Walk (Beckett Walk), 1968). Dans ces œuvres il donnait vie à l'espace sculptural par le biais d'une motricité du corps originale et presque rituelle. À l'époque, il considérait l'art non plus comme un produit fini mais comme un processus en autocréation. Telle une série d'enchaînements de mouvements qui, certes, s'évaporent à la surface au moment où on les réalise, mais qui, par la répétition continuelle, s'inscrivent dans la mémoire corporelle, comme chez les danseurs. Nauman se référait clairement à ces travaux comme à des études de danse, ce qui tenait certainement à son amitié avec les chorégraphes Meredith Monk et Merce Cunningham. Mais ses œuvres sont aussi des études de l'empathie humaine : Nauman observe comment sa propre tension corporelle se transmet au spectateur sous la forme d'une tension musculaire. Dans l'idéal, comme il le disait à l'époque, il aimerait que l'enchaînement sans fin de ces mouvements soit en boucle. Au niveau du contenu, la boucle signifie certes l'arrêt sur image et le temps arrêté, mais cela ne doit pas nécessairement évoquer l'ennui : le va-et-vient corporel, monotone et sans fin dans un rayon de déplacement limité détend aussi l'esprit et ouvre la scène intérieure. Nauman a constaté que, lors de leur parcours à travers les travaux appartenant à la série des "corridors", à laquelle appartient cette "corner piece", beaucoup de choses passent par l'esprit des gens. L'espace externe de la "corner piece", strictement géométrique, conduit également dans le moi labyrinthique du visiteur. Et cela n'est pas que désespérant car, comme le dit Jorge Luis Borges, "Dans un labyrinthe, on ne se perd pas / Dans un labyrinthe, on se trouve".
Gaby Hartel
Traduit par Émilie Benoit