Roundelay, 2001 - 2002

6 vidéoprojecteurs, 1 synchroniseur, 18 haut-parleurs,
6 bandes vidéo, couleur, 1 DVD-Rom audio, 53’24’’, son 8 pistes,


"J'ai inventé tout cela dans l'espoir que cela me consolerait, m'aiderait à poursuivre, me permettrait de me considérer comme un voyageur à un point de sa route, entre un début et une fin, gagnant du terrain, perdant du terrain, se perdant, mais finissant tant bien que mal, à la longue, par avancer. Mensonges que tout cela." - Samuel Beckett


Roundelay [1], la nouvelle installation de Rondinone au Centre Pompidou, esquisse aujourd'hui une cartographie dédoublée de cette flânerie. Pareils à des somnambules, un homme et une femme se déplacent dans le labyrinthe architectonique des déserts urbains de Beaugrenelle, à Paris. Comme mus par une force intérieure, ils apparaissent sur six écrans, leurs mouvements fragmentés en séquences. Le rythme des changements d'image révèle que ces personnages sont "pourvus de pièces manquantes" (Samuel Beckett) : un plan large ici, là un gros plan, puis un plan moyen. Nous les voyons de face, de dos, de profil, puis jetons un rapide coup d'œil sur leurs chaussures, vers l'arrière, vers l'avant. Le motif consistant à raconter une histoire par le biais d'instantanés (photographiques) isolés est familier chez Rondinone. Mais c'est la première fois que ces images s'animent. Le spectateur devient l'observateur scrupuleux d'une recherche très intime ; dans le même temps, il est transformé en témoin oculaire du processus suivant : "Dans le domaine de l'art comme dans celui de la vie, tout ce qui se réalise dans le temps […], nous ne pouvons au mieux le posséder que par séquences successives, […] jamais intégralement au même instant [2]." C'est ainsi que Samuel Beckett – grand inspirateur de Rondinone – caractérisait le procédé esthétique qu'il employait lui-même dans son œuvre destinée au cinéma et à la télévision. Chez Rondinone, le mouvement de la marche est présenté comme un geste psychoesthétique : comme un geste consistant à se rassurer et à se ressourcer mais aussi à fuir, ou comme un exercice de mémoire et d'oubli de soi. Or cette manière de tourner autour d'un centre absent peut être appréciée comme une destinée heureuse. De ce point de vue, les "chercheurs" de Rondinone prennent le contre-pied de ses "figures couchées", clowns grandeur nature et alter ego de l'artiste, figurés dans le relâchement de l'attente ou de la rêverie. Ceux-ci sont aujourd'hui considérés comme les "marques de fabrique" de l'ensemble de l'œuvre de Rondinone. Concentrés sur leur propre esprit et leur propre corps comme uniques sources de connaissance, ils flottent dans des sortes de limbes, entre temps et espace. Ils sont fréquemment assis ou couchés devant des murs brillants constellés d'éclats de miroir, ou sous le regard magique de cercles colorés hypnotiques. Cette position leur permet de s'embarquer pour un voyage dans leurs univers intérieurs, où nous pouvons imaginer qu'ils travaillent à prendre conscience d'eux-mêmes. C'est là un motif central de l'œuvre de Rondinone. […] Par son action répétitive, Roundelay s'exclut lui-même du domaine de la narration filmée conventionnelle. Néanmoins, nous en venons à percevoir les fragments d'images, du fait de leur composition rythmique, comme des objets trouvés [3] riches de suggestions – nous fournissant ainsi un point de départ pour commencer à inventer une histoire. Nous sommes activement encouragés à pénétrer dans cette sphère de l'imagination : Rondinone intègre à cet effet son flux d'images au cœur d'un espace hexagonal dont les matériaux, d'une douceur inattendue (toile de jute et feutre), ainsi que l'étrange lumière orange libèrent nos sens du monde extérieur. Notre perception habituelle est encore davantage désorientée par le plafond, tapissé de toiles d'araignées laineuses. Enfin, l'impression donnée est accentuée par l'énigmatique mutisme des vidéos (mutisme souligné par la composition musicale, minimaliste et suggestive). Telles sont les conditions préalables qui favorisent la libre imagination, en suscitant la culté d'"entendre le mouvement" et de "voir les sons [4]". […] De nombreuses facettes de l'oeuvre de Rondinone ne peuvent donc être convenablement appréhendées que par l'exercice même du regard. Ambigu, oscillant entre les arts et la prose lyrique, l'ensemble de son œuvre subvertit nos attentes quotidiennes. Les sols flottants constituent ainsi des emblèmes de cette esthétique de l'incertitude. […] Les œuvres de Rondinone sont souvent imprégnées d'une incroyable atmosphère d'incertitude. Elles paraissent fuyantes et brouillées. De fréquents changements de rôles (ou de personnalités), comme dans sa série de photographies I Don't Live Here Anymore (1995-2000), ou dans I Never Sleep (1998), évoquent le thème du double obscur, ou de sombres activités vampiriques. Dans Moonlight and Aspirin (1997), des sculptures d'arbres squelettiques sont rassemblées par paires ou par petits groupes. Elles chuchotent des fragments de textes, ce qui nous rappelle encore une fois le motif, cher aux romantiques, de la migration des âmes, ou d'une nature animée (beseelte Natur). […] Les spectateurs de Rondinone sont souvent frappés d'étonnement : tels des détectives tâtonnant à la recherche d'indices, en territoire inconnu, nous trébuchons sur des choses étranges dans un monde étranger – sur des phénomènes que nous avons besoin de ressentir avant que de commencer à les comprendre. […] Le désir romantique d'une perception instinctive, d'un affrontement avec l'inconnu, l'insaisissable et le mouvant est une des principales préoccupations de toute l'œuvre de Rondinone. Se pourrait-il que ce soit la raison pour laquelle celle-ci conserve cet attrait magique ? L'affirmation de Proust selon laquelle "on n'aime que ce qu'on ne possède pas tout entier. […] [L'amour] ne subsiste que si une partie reste à conquérir [5]" semble une bonne explication de la pulsion qui anime les figures du Roundelay de Rondinone. Et pourquoi pas des nôtres ?




Gaby Hartel



(Extrait de "En s'adonnant à l'illusion...", texte de la brochure accompagnant l'exposition de l'œuvre d'Ugo Rondinone Roundelay, présentée au Centre Pompidou du 5 mars au 28 avril 2003, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2003, p. 4.)




[1] "Roundelay" est le titre d'un poème de treize lignes écrit par Samuel Beckett en 1976 (tout en exprimant l'idée d'une circularité, le mot roundelay – littéralement "rondeau" – fait entendre, avec le terme delay, "retard", "fait de différer", l'action de tourner en rond sans résultat.)

[2] Samuel Beckett, Proust, traduit et présenté par Édith Fournier, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 28.

[3] En français dans le texte. (NdT)

[4] Sergei Eisenstein, "An Unexpected Juncture", dans Angela Moorjani Carola Veit (dir.), Samuel Beckett today/Samuel Beckett aujourd'hui, vol. 11 (Endlessness in the Year 2000/Fin sans fin en l' an 2000), New York/Amsterdam, Rodopi, 2001, p. 328.

[5] Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 61-62.