Beyond, 1997
Cédérom, Mac, son, noir et blanc
Beyond est une œuvre interactive qui permet d'explorer une géographie mentale d'un nouveau style, dans laquelle le spectateur voyage à travers l'espace et le temps, à la rencontre de mon alter ego virtuel qui, en tant que medium, "interface" entre les vivants et les morts, transmet des "films" qui enregistrent ses impressions.
Je n'ai pas envie d'être littérale ni illustrative, mais plutôt de faire sentir le souffle du passé à travers des petites objets qui ont été délaissés. Car les "morts" sont représentés par des fragments de home movies des années 1920 à 1940 trouvés au marché aux puces, et par d'anciens films provenant de la collection des Imprimés de la Bibliothèque du Congrés. Des images remplacent d'autres images cachées, signifiant le conflit, et de nouvelles images prennent momentanément le dessus.
L'ordinateur est au centre de l'existence de cette œuvre. Elle n'aurait pu être réalisée avec un autre médium. A vrai dire, l'idée de Beyond, d'une étude de la relation entre imagination et technologie, idée que j'avais depuis des années, me fut initialement inspirée par le livre de Jonathan Crary, Techniques of the Observer [1], autant que par mon propre travail sur la résurrection de technologies anciennes, come les vues en stéréoscopie ou les projecteurs à manivelle. Mais je n'arrivais pas à savoir quelle approche avoir d'une œuvre sur un thème qui paraissait trop théorique pour en faire un film et trop visuel pour en faire un essai. C'est seulement lorsque j'ai commencé à travailler avec une mini-caméra connectée à mon ordinateur que j'ai trouvé une forme possible pour le traitement de ce thème. Bien plus, je pus alors faire des connexions aussi bien théoriques que pratiques entre la naissance des technologies dans le passé et la révolution actuelle des médias.
Je suis fascinée par les formes dépassées depuis longtemps et qui refont surface dans le domaine du digital. Les panoramas, par exemple. Les vrais panoramas peints dans des pièces circulaires construites à cet effet étaient une forme de divertissement populaire, au XIXè siècle. Oubliés depuis longtemps, ils reparaissent maintenant dans le domaine du virtuel avec le logiciel Quick Time VR. Je fais mes vidéos Quick Time "en direct", sans manipulation digitale, en re-photographiant le film et le texte avec la Quick Cam [2], en utilisant des effets qui n'eussent pas été déplacés dans le studio de Méliès. De même que les premiers cinéastes s'efforcèrent de trouver un langage visuel neuf à travers la technologie récente du cinéma, de même je tends à inventer, à ma façon, une nouvelle articulation digitale de l'espace et du temps, qui est née du cinéma et qui va au-delà.
Contrairement à la plupart des œuvres digitales, c'est une œuvre spontanée, créée en temps réel, il s'agit d'un véritable enregistrement, d'un carnet d'esquisses d'une investigation, d'un processus de pensée tel qu'il s'est déroulé. Il n'y a pas eu de "plan concerté". Quelques idées brutes dans ma tête, rien d'écrit. Mais une ligne de recherche qui en amène une autre, un texte qui en amène un autre. Les films ont été improvisés avec ce que je trouvais au marché aux puces le dimanche matin. Chaque semaine, j'allais sans but précis chercher tout autre chose que de la pellicule. J'ai l'impression que c'est un peu comme les déambulations des surréalistes dans la ville, une oscillation de l'attention entre le monde intérieur et le monde extérieur, aiguisée et distraite à la fois.
En fait, il aurait été impossible de planifier ce projet à l'avance. Le hasard joue un rôle terriblement important. De plus, je ne sais pas toujours ce que je vais faire dans un film Quick Time avant de m'y mettre et de jouer devant la caméra. Souvent, je projette le film, je joue et je mets la musique en même temps, si bien que je ne vois ce que je fais qu'après l'avoir fait. J'ai toujours secrètement pensé qu'en faisant un film Quick Time, j'étais plus près de "jeter un sort" que d'un tournage traditionnel.
De plus, les possibilités ouvertes par l'interactivité m'ont permis de réaliser des idées de géographie mentale qui ne pouvaient auparavant qu'être décrites, plutôt qu'expérimentées dans un art, selon les mots de Baudelaire, "cité pleine de rêves/Où le spectre en plein jour raccroche le passant !" [3]
Cette œuvre est spécifiquement conçue pour un public d'une personne. Elle est fortement intime. Mon alter ego virtuel parle directement au spectateur, devenant ainsi "l'interface" entre réel et virtuel, entre passé et présent, menant le spectateur à un voyage aussi mystérieux qu'imprévisible. Contrairement au cinéma ou à la vidéo, cette œuvre est conçue pour être expérimentée plus d'une fois. Car on peut, comme en déambulant dans les rues d'une vraie ville, traverser et retraverser certaines artères connues et mettre des siècles à trouver des bâtiments hors des sentiers battus, à demi cachés par la forêt.
De fait, il y a deux méthodes pour voyager : littéralement, à pied, simulation filmée d'une déambulation d'un lieu à un autre. Et puis les films sont également liés entre eux par des idées. Des trains de pensée connectent le spectateur de lieu en lieu.
Zoe Beloff
Traduit par Cecile Wajsbrot
Extrait du texte "La vie rêvée de la technologie" publié dans Trafic, n° 30, été 1999.
Notes
[1] Jonathan Crary, Technique of the Observer : On vision and Modernity in the Nineteenth Century, Cambridge, MIT Press, 1990; traduction française de Frédéric Morin, L'Art de l'observateur, Jacqueline Chambon, 1994.
[2] Il s'agit d'une petite caméra au prix de 99 $ fabriquée par Connextrix. Elle a la forme d'un globe oculaire et se branche dans la sortie imprimante de l'ordinateur. Elle a été conçue à l'usage de vidéo-conférences sur Internet, d'où sa petite image en noir et blanc.
[3] Charles Baudelaire, "Les Sept Vieillards", dans Les Fleurs du Mal.