The Fourth Dimension, 2001

Betacam numérique, PAL, couleur, son


The Fourth Dimension est un voyage au cœur du Japon à l'aube du XXIe siècle. Un voyage littéral, allégorique, spirituel, musical, culturel et politique. "Une image du Japon, nous dit Trinh Minh-ha, telle qu'elle est véhiculée par une expérience qui dilate et sculpte le temps grâce à une "machine à vision digitale"" [1]. Sans, à aucun moment, nous indiquer exactement où elle se trouve au sein du pays qu'elle traverse en train, Trinh Minh-ha, utilisant pour la première fois une caméra numérique et les libertés que celle-ci permet tant dans son maniement que dans le résultat visuel qui en naît nous intègre de façon intime à son déplacement, faisant de nous l'oreille qui écoute et l'œil qui regarde un pays se révéler dans tous ses contrastes.



On sait que le Japon oscille depuis la seconde guerre mondiale entre un maintien philosophique de la tradition et un développement économique et technologique sans précédent. Refusant de réduire ses rituels sacrés et ses croyances populaires à des formes appartenant au passé, le pays garde vive cette mémoire tout en s'appropriant le modèle occidental (en particulier américain) et en l'adaptant à une modernité vernaculaire. Avec des prises de vue et un montage d'une poésie captivante, Trinh nous transporte dans une réalité contemporaine qu'elle commente en voix off, associant à ses phrases et à ses pensées des citations de sages japonais, des rappels de faits historiques, des observations sur le quotidien et les rites. Les images se déploient selon un mouvement horizontal qui suit les voies ferrées en cherchant à injecter cette quatrième dimension dont on obtient une définition volontairement elliptique presque à la fin du film lorsque l'on entend "the fourth dimension : to be attentive to the infra-ordinary" [la quatrième dimension : être attentif à l'infra-ordinaire]. L'ordinaire et l'extra-ordinaire accompagnent cet "infra-ordinaire" modifiant notre perception visuelle et auditive. Trinh joue volontairement de cette dernière en accentuant les usages technologiques de sa caméra. Les cadres sont en mouvement et des caches mobiles de couleur révèlent ou camouflent les paysages, les vues urbaines et rurales, les détails des intérieurs, les gestes des musiciens, des danseurs. L'artiste, avec le même regard unique qu'elle a su porter sur le Sénégal ou le Vietnam, propose au sein de cet infime espace qui se dégage de l'infra-ordinaire une dilatation des rencontres rythmiques. Les bras des femmes, des hommes et des enfants qui brandissent des bâtons en tapant sur les tambours résonnent au son de ces derniers, les percussions donnant le tempo à tout le film. Alors que la musique et la voix chuchotante de Trinh Minh-ha sont omniprésents, c'est pourtant une sensation de silence méditatif qui prévaut. Il semble que ce parcours et ce tressaillement des corps assis dans un train se suspendent dès l'instant où apparaissent des images montrant des éléments de la nature, car Trinh filme de façon hypnotique l'eau, le ciel, les arbres et la photogénie du Japon est à son comble lorsqu'elle est captée par son objectif.



Son ouvrage intitulé The Digital Film Event (2005) consacre une partie importante à une étude de The Fourth Dimension. La remarquable analyse de l'artiste accompagnant son travail visuel permet de saisir les confrontations poétiques, philosophiques, littéraires, sociales et politiques qu'elle met en place au regard de la technique qu'elle utilise. Dans le travail de Trinh, toute représentation engendre une référence. Ainsi les plans montrant des jardins japonais traditionnels sont-ils accompagnés de la précision quant à leur origine puisque c'est un réfugié coréen qui en 612 les a créés devenant "celui qui ouvre la voie", le "pathmaker". De même, l'image de la femme, récurrente dans son œuvre depuis le début est privilégiée par des gros plans permettant de saisir avec une sensibilité extrême la vibratie la peau, des lèvres, des battements de cils. "Women's Time, Japan's Time" peut-on lire sur l'un des intertitres, bribes glissant sur les images tout au long de The Fourth Dimension. Trinh Minh-ha a travaillé avec le département des études de genre de l'Université de Tokyo en préparant son film et les séquences les plus contemplatives font écho à des plans présentant la une des journaux de l'époque, soulignant la réalité politique du pays dans les années 1960. Elle cite les émeutes étudiantes réprimées de façon sanglante en juin 1960 ou encore le nom de Kamba Michiko, militante et figure de proue des revendications féministes.



Alors que les haïkus de Basho, grand poète classique du XVIIe siècle, ponctuent le début et la fin du film, qui se termine sur un lotus immaculé flottant sur l'eau, Trinh n'oublie jamais que temporalité, absence, mémoire, frontières et histoire sont, même fragmentées, des notions qui fondent sa recherche artistique et théorique. Le scénario de The Fourth Dimension publié dans son livre se lit comme des vers. Poésie et pensée critique se répondent au sein d'une réflexion postcoloniale qui s'articule au-delà des limites culturelles. Elle nous rappelle aussi que "le temps est liquide" [2].




Elvan Zabunyan



[1] Trinh T. Minh-ha, The Digital Film Event, New York, Londres, Routledge, 2005, p. 3.

[2] op.cit. p. 10