Identité, maintenant vous êtes un Martial Raysse, 1967
Installation mixte en circuit fermé
1 caméra noir et blanc sur armature bois, métal, plexiglas
Tandis qu'au début des années 1960, en Allemagne et aux États-Unis, Wolf Vostell et Nam June Paik expérimentent la vidéo sous la forme d'installations, ce n'est pas avant 1968, et dans un autre contexte, que la vidéo se développe en France, à travers les réalisations de Jean-Christophe Averty avec l'ORTF, les interventions télévisuelles de Fred Forest, et les ciné-tracts post Mai-68 de Chris Marker et de Jean-Luc Godard. Indépendamment de cette situation, l'assemblage de Martial Raysse Identité, maintenant vous êtes un Martial Raysse est présenté en avril-mai 1967 dans l'exposition " Cinq tableaux, une sculpture " à la galerie Alexandre Iolas, à Paris. Chronologiquement, cette œuvre est l'une des premières installations vidéo en France, certainement le premier dispositif en circuit fermé. Pourtant, si elle fait figure de précurseur, c'est malgré elle, car ni le contexte d'apparition de la vidéo en France ni les problématiques du travail de Martial Raysse ne peuvent l'expliquer. Identité est une installation composée d'une structure de contreplaqué noir représentant, de manière simplifiée, l'ovale d'un visage de femme évidé se détachant d'un fond blanc, à l'intérieur duquel est incrusté un moniteur vidéo. D'après une esquisse préparatoire à l'installation datée de 1965, l'œuvre devait originellement s'intituler Tableau à géométrie variable. La présence du moniteur vidéo semble plus être ici l'occasion pour l'artiste de remplacer le tableau par une image animée que de développer ses recherches filmiques commencées avec Jésus Cola ou L'Hygiène de la vision (1966-1967) et Portrait Électro Machin Chose (1967), réalisé en collaboration avec l'ORTF. Sur un plan formel, l'installation se rapproche en effet plutôt de ses œuvres antérieures intégrant un écran de projection à une composition, telles que Suzanna Suzanna (1964) ou À propos de New York en peinturama (1965). Le tableau demeure, mais la représentation peinte a ici disparu, au profit de l'image vidéo du spectateur. Le motif de l'ovale féminin, emprunté aux stéréotypes de la publicité, revient régulièrement dans les travaux de Martial Raysse des années 1960-1970. Déjà, en 1964, dans Tableau métallique : portrait à géométrie convexe, l'artiste avait épuré les détails d'un visage pour n'en garder que le contour de la chevelure, forme qu'il déclinera dans de nombreuses œuvres, des tableaux-objets aux formes en liberté. Mais ici, contrairement aux environnements colorés, empruntant à l'univers consumériste des vitrines, qui marquaient le travail de Martial Raysse aux côtés des " nouveaux réalistes ", l'artiste en simplifie les formes à l'extrême, pour n'en garder qu'un contour abstrait, dans sa logique d'hygiène de la vision. Lorsque le visiteur s'approche d'Identité..., il fait face au moniteur vidéo, qui lui renvoie son image filmée par une caméra de surveillance, de dos et en plongée, avec un décalage de quelques secondes. Contrairement à la fonction première de la vidéo – enregistrement et transmission simultanées d'une image –, un léger différé suffi t ici à créer un décalage temporel. Identité... est une expérience particulière du temps et de l'espace. Comme son titre l'indique, le spectateur se trouve projeté dans l'œuvre, devenant lui-même un Martial Raysse. Le dispositif fait de lui un regardeur au sens duchampien du terme (" Ce sont les regardeurs qui font les tableaux "). Annonçant les recherches ultérieures des artistes sur l'interactivité, le tableau n'est plus une toile opaque à contempler mais une interface renvoyant le spectateur à sa propre image, sans pour autant que celle-ci corresponde à son reflet dans un miroir. L'image présente est, au contraire, une vision de dos et de biais pouvant l'inciter à une réflexion sur son propre rôle de spectateur. Dans son essai " Video. The Aesthetics of Narcissism ", paru dans le premier numéro d'October en 1976, Rosalind Krauss souligne le sentiment de frustration vécu par le spectateur d'une installation vidéo en circuit fermé, qui déstabilise sa conscience du temps et la perception qu'il a de lui-même en tant que sujet : " Le soi est un objet projeté, dont la frustration naît de sa propre prise au piège par cet objet, objet avec lequel il ne peut jamais vraiment coïncider. " Par son utilisation du circuit fermé et du différé, éléments caractéristiques des premiers dispositifs vidéo, c'est à ce titre que Identité peut être comparée à d'autres installations appartenant à la collection du Musée national d'art moderne, telles que Interface (1972), de Peter Campus, ou Present Continuous Past(s), de Dan Graham (1974). Cependant, contrairement à ses contemporains, pour qui le dispositif vidéo permettait de mettre spécifiquement en perspective des problématiques susceptibles d'accompagner le débat théorique sur l'identité qu'a connu la fin du XXe siècle, cet aspect de la vidéo semble faire figure d'exception chez Martial Raysse, qui opérera rapidement un retour à une peinture figurative empreinte de références mythologiques.
Marianne Lanavère