Ki or breathing, 1980, 10' Connection, 1981, 9' Relation, 1982, 8' Shift, 1982, 9', 1980 - 1982

U-matic, NTSC, couleur, son


Basées sur une approche structurelle et matérialiste de l'image, les œuvres expérimentales de Toshio Matsumoto reposent sur des processus d'incrustation, de division, de stratification ou d'entrelacement de gros plans. Les images semblent alors désintégrées, fragmentées et recombinées par d'incessantes modulations de leurs cadres, formes et couleurs. Bien qu'apparemment liées à la méthode structuraliste occidentale de production d'image, ces œuvres se caractérisent par une pensée orientale qui met l'accent sur l'harmonie entre l'Homme et la Nature, et qui s'oppose à une vision occidentale largement basée sur une division présumée entre l'Homme et la Nature. Cette vision orientale globalisante se voit incarnée dans la dimension cosmique que l'on retrouve dans plusieurs pièces expérimentales de l'artiste qui traitent des aspects perceptifs et sensuels des images et des sons. Ki or Breathing est un excellent exemple de ces pièces qui intègrent des éléments comme l'air et l'eau.

En japonais, ki désigne l'air, le souffle, un élément à la base de l'existence de toutes les créatures. Dans la pensée orientale, il existe également un type d'air présent dans la totalité de l'univers, qui circule et qui met en mouvement le cosmos. Ki or Breathing s'ouvre justement sur l'image d'une planète en rotation, couverte de couleurs superposées qui représentent les différentes couches de l'atmosphère. Au cours de la vidéo, nous découvrons des images divisées de diverses manières, reliées par des gros plans et d'occasionnels panoramiques. Il s'agit souvent d'éléments minuscules qui grossissent jusqu'à occuper tout l'écran, comme au début de la première partie de la vidéo : on zoome sur un carré au centre de l'écran qui contient un paysage de montagnes dans la brume alors qu'une flûte entrecoupée de sons de cloches ajoute à l'atmosphère mystérieuse. Ensuite vient une scène en écran divisé composée de deux paysages identiques, mais on s'aperçoit aux mouvements du brouillard que les deux images sont légèrement désynchronisées.

La deuxième partie adopte un ton presque impressionniste si on le compare à l'aspect géométrique du premier. Après quelques scènes de paysage en plein écran puis en incrustation, avec l'emboîtement l'une dans l'autre des mêmes images de tailles différentes, plusieurs gros plans se concentrent sur des personnages de pierre archaïques et quelque peu inquiétants, soulignant l'immobilité apparente des bouches béantes de certaines sculptures et générant par là même un effet irréel. Les figures de pierre sont ensuite juxtaposées en bandes d'images presque identiques qui emplissent tout l'écran. Cette juxtaposition est difficile à déchiffrer en raison de la densité et de l'étourdissante ressemblance des sculptures, et entraîne un sentiment général d'hallucination.

En contrepoint des sculptures pétrifiées au sol, la séquence suivante montre des nuages qui bougent dans le ciel, présentés avec la même méthode d'incrustation. Là encore, la présente persistante de nuages qui bougent est symbolique. Tout comme dans la scène en écran divisé du premier chapitre, seul le mouvement du brouillard permet de percevoir le temps qui passe par rapport à l'immuabilité de la montagne. Les images jumelles du nuage et de la brume, deux états de l'air, représentent dans Ki or Breathing l'essence de l'univers et son mouvement, ainsi que l'énergie et la force qui le sous-tendent.

Vers la fin de la seconde partie, le ton impressionniste s'intensifie dans les dernières scènes en plein écran, avec de lents panoramiques sur une forêt lugubre aux teintes bleutée qui se transforme ensuite en un tableau pointilliste à la Seurat. Le contraste entre ombre et lumière est radicalisé jusqu'à rendre presque non-figurative la scène de nature, comme un collage de points de lumières et d'autres taches informes. L'impression de couleur et de lumière est amplifiée dans la troisième partie, dont l'imagerie se rapproche cette fois des mouvements de la mer, de ses changements incessants et du perpétuel va-et-vient des vagues. Un esprit surnaturel féminin présent dans les parties précédentes et qui joue dans le style de l'ankoku butô (un butô mêlant tradition et avant-garde) marche dans l'eau, et le vaste horizon derrière elle change progressivement de couleur : les vagues s'assombrissent puis passent au rouge, tandis que les bancs de nuages prennent des couleurs éclatantes, orange, jaune et vert.

Matsumoto, un pionnier du cinéma expérimental japonais, déploie dans le visuellement épique Ki or Breathing tout un éventail d'expérimentations filmiques en parfait accord avec le changement perpétuel, bien que latent, à l'œuvre dans le cosmos. Cette virtuosité visuelle est amplifiée et accompagnée par la bande son du compositeur japonais Toru Takemitsu qui, fortement influencé par Debussy, a créé une partition intitulée Waterscape [Paysage aquatique] en perpétuelle métamorphose tonale. Tant sur le plan sonore que sur le plan visuel, Ki or Breathing illustre donc parfaitement le commentaire de Dominique Noguez sur le cinéma expérimental japonais : “Dans les films japonais, le visuel est une grâce qu'on mérite, qu'on piège avec persévérance.”

Sylvie Lin