A Loving Man, 1996 - 1999
Installation vidéo
5 moniteurs, 1 synchroniseur, 5 haut-parleurs,
5 bandes vidéo, PAL, couleur, son (anglais)
Dans un espace circulaire, clos, entièrement noir, cinq écrans sont disposés autour du visiteur, comme des fenêtres dans les murs. Sur chaque écran apparaît un visage de femme, de taille réelle et à la hauteur de la tête des visiteurs. Ces cinq femmes (l'artiste, sa mère et ses trois sœurs) parlent à tour de rôle, répétant inlassablement les mêmes phrases qu'elles complètent petit à petit, construisant ainsi un récit fondé sur le principe des jeux de langage et de mémorisation. Chacune des femmes parle de sa relation avec le "loving man" (l'homme affectueux): le père de Jananne Al-Ani. Elles parlent de cet homme mais aussi d'amour, de conflit, de différence culturelle et de séparation, mêlant et confrontant les sphères privée et publique, l'histoire intime de leur famille et l'histoire politique de leur pays, de l'orient et de l'occident.
C'est la mère de l'artiste qui commence le récit avec cette phrase: "A loving man, who broke my heart", puis la première de ses filles reprend et complète: "A loving man, who broke my heart, he looked so young and optimistic once" et la deuxième: "A loving man, who broke my heart, he looked so young and optimistic once, he was my heroe, he was loving and he made me laugh", etc[1].
La structure très formelle des vers récités met progressivement au jour l'histoire personnelle de l'artiste et de sa famille, le récit de la fracture culturelle qui a conduit à l'éclatement de la famille et à sa séparation géographique. Pour traiter ce thème de l'identité entre le désir amoureux individuel et le contexte politico-culturel et explorer les mécanisme de la mémoire et de la construction d'une histoire, Jananne Al-Ani a demandé à sa mère et à ses sœurs d'écrire dix phrases sur leur mari et père avant de composer le texte de la performance à partir de leurs souvenirs. Le jour du tournage, elle leur a fait mémoriser très brièvement le texte du récit et leur a demandé de le réciter sous la forme de ce jeu qui s'inscrit dans la tradition de la transmission orale et de certaines pratiques ludiques, des pratiques directement liées à leur passé commun. Autour du jeu ritualisé, "le corps fragmenté de chacune s'inscrit dans un mouvement de synchronisation pour l'avènement du corps familial"[2]. L'artiste a délibérément provoqué et conservé l'hésitation des récitantes, pour recréer la spontanéité du jeu et souligner la fragilité du souvenir. Cette pièce s'inscrit dans une série de travaux réalisés avec ses sœurs et sa mère (Tell/Tale, She said) dans lesquels elle met en scène des expériences intenses et émotionnelles pour établir un discours entre le présent et le passé, l'orient et l'occident mais aussi entre le spectateur et le sujet.
La forme de l'installation est épurée à l'extrême: on ne voit que les visages des femmes qui, pas ou peu maquillés, sont simplement incrustés sur un fond totalement noir. Cette représentation rappelle une certaine tradition photographique tout en se rapprochant d'une mise en scène "beckettienne"[3]. Sur un thème très personnel, Jananne Al-Ani parvient, par un langage formel concis et minimal, à éviter l'effet pathétique. La mémoire est sa matière, une matière qu'elle modèle pour rendre l'absence tangible.
Emilie Benoit
[1] Texte complet: "A loving man, who broke my heart / he looked so young and optimistic once / he was my heroe, he was loving and he made me laugh / he was in love and he made promisses he coudn't keep /I am my father's daughter in so many ways/ I understood his dilema / He never joinde us / He tried, but did he try hard enough / Complete disbelief, frustration and deep anger / When politics, religion, war and cultures clash, it's the ordinary family life that pays the price / He wrote to me about his anguish and loneliness and of his memories of us as though we had all died / he feels deserted by us and we feel deserted by him / regrets, my regrets, his regrets, your regrets / he's eing a stranger to me for many years / he is no special person for me now / I can live my life more fully with him not near me / I have freedom from the exile's gloom /(...) Will he ever love me for who I am?"
"Un homme affectueux qui m'a brisé le cœur / il avait l'air si jeune et optimiste alors / il était mon héros, il était affectueux et me faisait rire / il était amoureux et faisait des promesses qu"il ne pouvait pas tenir / je suis tellement la fille de mon père / j'ai compris son dilemme / il ne nous a jamais rejointes / il a essayé mais est-ce qu'il a assez essayé / incrédulité complète, frustration et profonde colère / quand la politique, la religion, la guerre et les cultures s'affrontent, c'est la vie de famille quotidienne qui en paie le prix / il m'a écrit son angoisse et sa solitude et ses souvenirs de nous, comme si nous étions toutes mortes / il se sent abandonné par nous et nous nous sentons abandonnées par lui / des regrets, mes regrets, ses regrets, tes regrets / il est un étranger pour moi depuis des années / il n'est plus quelqu'un de spécial pour moi maintenant / Je peux vivre ma vie plus pleinement quand il n'est pas près de moi / la mélancolie de l'exil me donne de la liberté / (...) Va-t-il m'aimer un jour pour ce que je suis?" (Traduction de l'auteur)
[3] Dans son film What Where (Quoi Où) réalisé en 1983, Beckett utilise un dispositif comparable à celui de A Loving Man : sur fond noir, trois personnages dont on ne voit que les têtes s'interrogent et se répondent à tour de rôle.