Nice Colored Girls, 1987

Betacam SP, PAL, couleur, son


Nice Colored Girls joue sur les contrastes et les oppositions. Grâce à un montage parallèle, à une bande son richement contrastée et à l'insertion d'images statiques, le temps et l'espace se démultiplient, donnant lieu à une lecture à la fois personnelle et collective d'une histoire qui se perpétue, même sous d'autres apparences.
Dans une grande ville d'Australie, deux jeunes filles aborigènes décrivent en voix off leur stratégie pour plumer un “captain”, un homme blanc, et profiter de se payer une soirée à l'oeil. Nous suivons avec amusement leurs agissements. Le scénario ne réserve pas de surprise, en effet le déroulement de l'action est prévisible, car les jeunes femmes n'en sont pas à leur premier coup. Elles allument le “captain” en prenant soin de le soûler, se font emmener dans un bon restaurant et profitent sans vergogne de son argent. A la fin de la soirée, elles s'enfuient en riant.
Mais ne nous y trompons pas. Cette apparente victoire ou revanche est de courte durée et ressemble plus à un bon tour qu'à un retournement réel de situation: ces femmes aborigènes sont toujours cantonnées à un rôle inférieur, socialement et économiquement. Le contrepoint est clair. En effet, pendant qu'elles jouent leur tour au “captain”, d'autres images, d'anciens dessins et des vues idylliques d'une nature intacte, s'interposent et suspendent l'action principale. Quelquefois une main gribouille ces images, contestant cette version de l'histoire et révélant les rapports contradictoires et ambigus qu'entretiennent le passé et le présent. Cette mise en perspective historique dramatise le lien ouvert que la mémoire tisse avec les événements passés et l'interprétation que l'on en a, et souligne aussi le poids du passé qui a instauré des rapports injustes, qui continuent à se reproduire, parce qu'ils se sont inscrits dans les comportements.
Cette deuxième histoire, qui remonte au 18 ème siècle, est racontée, en voix off également, par un homme à l'accent anglais littéraire. Il témoigne de la première rencontre entre un groupe d'hommes blancs débarqués dans les contrées inconnues de South Wales et les femmes indigènes1. Du ton d'un entomologiste, il dit son étonnement et sa curiosité à la vue de ces femmes. Son timbre calme contraste étrangement avec les intonations racoleuses et le débit excité de la voix off des jeunes filles du récit principal. Que cet explorateur anglais se montre soucieux du bien-être de la jeune native qu'il observe et qu'il nous décrit, accentue l'indifférence et l'irrespect total des jeunes filles face à ce “captain” abusé. En juxtaposant le récit “objectif” de l'anglais, qui découvre un monde nouveau, et les aventures des ces deux jeunes filles dégourdies, aux prises avec un blanc stupide, Nice Colored Girls jette une lumière crue sur la complexité et l'engrenage des rapports établis entre les femmes aborigènes et les hommes blancs, rapports d'emblée soumis aux lois du colonialisme et qui ne parviennent pas à se dépêtrer de ce joug.
La version de l'observateur anglais aux tonalités objectives, qui laissaient entendre un autre devenir, appartient au passé. La parole est aux jeunes filles, c'est elles qui tiennent la partie dynamique du film. Mais que disent-elles, sinon la faiblesse de leur position sociale et économique et leur mépris pour ce captain si facile à abuser. Les règles ne sont plus tout à fait pareilles, mais elles perpétuent les relents du colonialisme.

Isabelle Aeby Papaloïzos