MAPPING THE STUDIO II with color shift, flip, flop & flip/flop (fat Chance John Cage), 2001
7 vidéoprojecteurs, 14 haut-parleurs, 15 chaises, 7 scripts,
42 bandes vidéo, NTSC, couleur, son stéréo, 5h45
" Certes, l'image-mouvement n'a pas seulement des mouvements extensifs (espace), mais aussi des mouvements intensifs (lumière) et des mouvements affectifs (l'âme)[1]. "
Gilles Deleuze
Les différents paramètres qui permettent d'analyser cette œuvre majeure sont basés sur la relation historique que Nauman entretient avec ses propres travaux, sur les recherches relatives au médium vidéo que l'artiste poursuit de manière récurrente, et, en définitive, sur les croisements entre divers domaines, tels les arts visuels et la musique en l'occurrence, à laquelle l'artiste s'intéresse depuis les années 1960.
Le studio
Le studio, que Bruce Nauman cartographie dans cette installation, est l'une des composantes incontournables de son travail. Tout au long des années 1970 et 1980, il réalise un nombre important de performances expérimentales dans son studio, qu'il filme en vidéo, laissant tourner la caméra pendant toute la durée de la bande (60 minutes à l'époque), vérifiant l'image dans le moniteur, n'intervenant pas au montage, enregistrant le son direct (ses pas, sa respiration, le bruit environnant), structurant l'œuvre au moment de l'enregistrement en contrôlant l'image dans le moniteur. Il faut se rappeler qu'à cette époque, le banc de montage vidéo n'existait pas et que les images vidéo et les sons étaient restitués en temps réel.
Sur les films et vidéos, nous pouvons constater que le studio de Nauman était à l'évidence un cube blanc semblable aux espaces minimalistes des musées et galeries d'art.
Par la suite, Nauman transpose en quelque sorte son studio dans l'espace de la galerie en construisant des formes susceptibles de communiquer au spectateur lui-même les gestes de l'artiste et son attitude (attente, passivité, réflexion). Le spectateur devient ainsi un acteur expérimentant les paramètres de l'œuvre. Going Around the Corner Piece, réalisée en 1970, invite le spectateur à circuler autour d'un cube blanc, tandis que quatre caméras de surveillance, placées à chaque angle, le filment à la recherche de son image. Le spectateur devient ainsi " l'activateur " de l'œuvre.
Troisième étape : en 2001, Nauman filme le studio vide, le cartographie la nuit, le scrute une heure par nuit durant quarante-deux nuits. Il l'investigue avec une caméra basse définition équipée d'un mode infrarouge et laisse tourner cet appareil sans le manipuler, en plans mobiles, sur le modèle des filmages de surveillance. " Avant d'aller me coucher, j'allumais la caméra, et le matin, j'allais vérifier ce qui se passait[2]. " L'image n'est pas construite, pas plus qu'elle n'est cadrée ou montée. Mais les éléments de l'image apparaissent de manière aléatoire suivant les mouvements de caméra et les déplacements d'animaux (souris, lucioles et chat). Le son est également un son de surveillance, composé de silences et des bruits du quotidien noctambule (vol de lucioles, pas de souris et de chat, vent dans les branches, train lointain, etc.). Il est émis simultanément par les sept projections et se mixe dans l'espace en fonction des déplacements des spectateurs.
L'utilisation de caméras de télésurveillance permet à l'artiste de disparaître en tant qu'auteur et de laisser le monde se construire aléatoirement, selon le cours des choses. Le studio apparaît avec tous ses éléments – des outils, des fragments d'œuvres en cours, des papiers, du matériel divers et des caisses, mais aussi son ambiance nocturne et ses habitants impromptus. Métaphore d'un univers propice à la réflexion, mais vide de présence humaine, telle est la vision du studio que Nauman nous offre ici. Néanmoins, ainsi qu'une luciole, le corps de l'artiste, venu recharger la batterie de la caméra, apparaît furtivement pour disparaître aussitôt.
L'artiste
En 2001, après plusieurs années d'absence de la scène internationale, Bruce Nauman nous surprend avec la réalisation de cette installation à la fois spectaculaire et intimiste, où il reprend les principes des œuvres en circuit fermé.
Ne désirant plus apparaître dans ses œuvres depuis plusieurs décennies, il nous laisse entendre qu'il n'a toutefois pas disparu de
Durant les premières années de son parcours, Bruce Nauman nous a habitués à sa présence dans son travail, par ses performances filmées, par ses autoportraits en hologramme, par des fragments de corps plâtrés, etc. Peu à peu, l'installation, et plus spécifiquement l'installation vidéo, lui permet de se retirer physiquement de son œuvre. Si les figures du clown et de l'acteur ont joué pendant quelques années le rôle de l'artiste, elles laissent aujourd'hui la place à l'essentiel : l'âme.
Montage/Mixage/Spectateur
Dans Mapping the Studio II, l'artiste intervient peu : il n'effectue pas de montage choc, mais colorie certaines séquences, inverse et en retourne d'autres, nous rappelant ainsi les premières expérimentations des artistes avec le médium vidéo (Nam June Paik, par exemple) ou certaines œuvres d'Andy Warhol (sérigraphies ou peintures); par là-même, Nauman insiste sur le fait que les artistes se sont appropriés ce médium pour le transformer en outil critique – critique des médias, critique des œuvres visuelles.
Ici sont juxtaposées des séquences d'images et de sons, tournées dans une continuité formelle certaine (mêmes unités de temps et d'espace), tandis que sont associées sept grandes images sonores projetées sur les quatre murs d'une salle. Ainsi, quarante-deux bandes vidéos sonores tournées durant quarante-deux nuits sont nettoyées et mises simplement bout à bout, sans montage apparent. Le même registre de représentation circule d'un plan à l'autre, d'une projection à l'autre, perturbé par la colorisation de quelques images, le retournement et l'inversion d'autres, ainsi que par les sons environnants.
À l'inverse de Jean-Luc Godard, qui procède dans ses Histoire(s) du cinéma (1998), entre autres, par associations disjonctives d'éléments apparemment hétéroclites – images tournées, images d'archives, images fragmentaires issues de films de fiction – et qui invite le spectateur à imaginer au sein d'un même plan ou d'une même séquence les divers éléments composites du sens, Bruce Nauman nous livre des images enchaînant de manière indiscernable les différentes unités. Le rythme donné par ce montage est minimal, perturbé par les effets spéciaux que l'auteur intitule " flip/flop ". Ce montage permet ainsi de plonger le spectateur dans une attitude semi-contemplative (les images se déroulent devant lui), mais exige cependant de ce dernier qu'il se déplace d'un écran à l'autre pour effectuer " le montage des projections ".
Le spectateur des œuvres de Bruce Nauman a ce rôle très particulier qui consiste à participer à plusieurs niveaux à leur actualisation. L'artiste délègue en quelque sorte l'un des paramètres constitutifs de l'œuvre au spectateur. Tantôt acteur, tantôt médiateur, tantôt interprète, le spectateur joue un rôle tant psychologique que physique et mental. Dans Mapping the Studio II, Nauman propose de nouveau au spectateur de participer au montage et au mixage des éléments constitutifs de l'œuvre. Contrairement au dispositif cinématographique, qui, à quelques exceptions près, est connu pour sa frontalité, sa linéarité et sa structure relativement narrative, l'installation " naumanienne " relie l'œuvre au spectateur en l'impliquant totalement et à divers niveaux : physique, psychologique, mental et intellectuel. La " phéNAUMANologie ", comme l'intitule Marcia Tucker, est un ensemble de paramètres dont " l'interprétation (et ses corollaires émotionnels ou psychologiques) est conditionnée par l'ensemble des expériences qu'une personne a pu faire et qu'elle relie involontairement à chaque situation nouvelle […]. [Nauman] ne s'intéresse plus aux manières de faire en art ou à l'interprétation d'un objet fabriqué […]. Nous pouvons ainsi nous concentrer davantage sur l'expérience de l'œuvre et sur notre façon d'y répondre que sur l'objet lui-même[3]. "
Il ne s'agit certes pas ici d'une phénoménologie des surfaces, mais d'une phénoménologie des structures conçues pour instaurer une relation complexe du spectateur avec l'œuvre.
Fat Chance to John Cage
Certains critiques tels que Peter Schjeldahl[4] considèrent cette œuvre comme un concert cagien accompagné d'images. Fat Chance to John Cage, le sous-titre de l'œuvre, semble un hommage quelque peu sarcastique au musicien dont Bruce Nauman admire autant les œuvres que la théorie.
L'artiste accroche d'ailleurs dès l'entrée, sur un ensemble de feuilles A4, le déroulé de l'œuvre, qui opère comme une partition musicale dont toutes les parties constitutives, même les plus élémentaires, sont décrites très simplement. La structure générale de l'œuvre est ainsi proposée à la lecture du spectateur-auditeur à travers ce script : très mathématique, ce dernier est constitué de sections égales, divisées à leur tour en sous-sections inégales.
Non seulement Nauman dédie cette œuvre à John Cage, mais il pointe le processus d'élaboration de l'œuvre et les richesses découvertes dans le quotidien nocturne du studio. Comme Cage, il explore des domaines inusités de la création : la banalité de la vie d'artiste à travers son lieu de création habituel, le studio.
Les sons proviennent aléatoirement d'éléments quotidiens : bruits du vent dans les arbres et de trains lointains, bruits des animaux, bruits ou silences auxquels nous n'attribuons d'habitude aucune attention. Mais ici, comme dans certaines œuvres de Cage, ils se transforment en " musique ambiante " et placent le spectateur-auditeur au centre de l'œuvre.
Par ses divers paramètres mis en jeu, Mapping the Studio II nous propose un " bloc d'espace-temps " deleuzien, une structure plus musicale que cinématographique, plus environnementale que linéaire, une succession de projections plus immersives qu'objectales, dont l'objectif est de transformer le studio en métaphore de l'esprit, l'esprit de l'artiste lui-même étant la métaphore de la condition humaine.
Christine Van Assche
[1] Gilles Deleuze, L'Image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 309.
[2] Michael Auping, " A Thousand Words. Bruce Nauman Talks About Mapping the Studio ", Artforum, vol. XL, no 7, mars 2002, p. 121.
[3] Marcia Tucker, " PheNAUMANology ", Artforum, vol. IX, no 4, décembre 1970, p. 38, trad. de l'américain par J.-C. Massera dans Christine Van Assche (dir.), " PhéNAUMANologie ", Bruce Nauman. Image/texte, 1966-1996, cat. d'exposition, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1997, p. 82-83.
[4] " Mapping est le résultat de ces sept sources sonores. L'œuvre peut être considérée comme un concert cagien accompagné d'images. Ces dernières sont également cagiennes " (Peter Schjeldahl, " Night Moves ", The New Yorker, 28 janvier 2002, p. 94-95).