Baltimore, 2003

3 vidéoprojecteurs, 1 synchroniseur, 5 haut-parleurs, 1 caisson de basses,
3 bandes vidéo, PAL, couleur, son stéréo, 11’36’’


Avec Baltimore, Isaac Julien signe une installation monumentale composée de trois films tournés en 16 mm et montés en vidéo, projetés sur trois écrans distincts. La forme du triptyque étire la durée de la projection sur trois temporalités qui permettent, par des ruptures et des répétitions narratives, de construire un récit qui renvoie, par le biais de références multiples, à une histoire passée, présente et future de la culture noire aux États-Unis. Sur ce dernier point, Julien explique en effet qu'il a voulu créer une " troisième dimension " utilisant des motifs culturels empruntés à la science-fiction noire ou à l'Afro-futurisme, tout en s'inspirant du courant cinématographique de la Blaxploitation des années 1970. En guise d'introduction à chaque vidéo, le plan d'un dessin de deux silhouettes noires ouvrant un grand livre aux pages blanches annonce le début d'une histoire qui aura comme scène la ville de Baltimore, vue à travers ses rues et trois de ses bâtiments. D'abord, le National Great Blacks in Wax Museum, section du musée de cire où sont exposées les figures des personnalités noires historiques (hommes politiques, musiciens, chanteurs, écrivains mais aussi anciens esclaves, et reines égyptiennes) ; le Walters Art Museum, qui conserve une importante collection d'œuvres datant de l'Antiquité à nos jours et de très belles toiles de la Renaissance ; et enfin la bibliothèque Peabody, faisant partie de la célèbre université Johns Hopkins, plus ancienne institution de recherche et d'enseignement des États-Unis. Au-delà d'un choix de décors, Isaac Julien, qui s'intéresse de près à la question de l'archive, propose une véritable confrontation, à la fois imaginaire et réelle, entre ces lieux chargés d'une mémoire ancestrale, et provoque par cette rencontre une lecture très contemporaine de l'histoire de l'art et de la culture. Les deux personnages qui traversent les trois vidéos sont Melvin Van Peebles, fameux réalisateur et acteur du fi lm culte Sweet Sweetback's Baadasssss Song, première œuvre cinématographique noire indépendante, qui marqua l'année 1971 par son immense succès public et critique, et Vanessa Myrie, qui incarne une Afro-Cyborg sous les traits d'une femme rappelant à la fois Angela Davis, icône politique, et Pam Grier, icône de la Blaxploitation. L'œil bionique, elle traverse la vidéo sur ses talons aiguilles, comme si elle cherchait à fuir Melvin Van Peebles. Isaac Julien crée, en quelques minutes, par un montage rapide qui suit la bande sonore où se mêlent des extraits de films (dont Sweet Sweetback's…) et des vues de quartiers populaires de Baltimore, un suspense de fi lm policier. Les effets spéciaux, la lumière aux tons bleutés, les mouvements de caméra d'une grande maîtrise et les plans qui se succèdent au rythme des salles de musées traversées renforcent cette impression, mais, dans le même temps, les éléments présentés viennent contredire la sensation de légèreté qui pourrait être ressentie face à un film d'action. Car ces personnages de cire qui ponctuent le déplacement de Van Peebles et de l'Afro- Cyborg sont des rappels, souvent douloureux, d'une histoire afro-américaine marquée par l'esclavage, la violence et la discrimination raciale. Ainsi, les figures des esclaves en cire sont montrées sur l'écran de la première vidéo au moment où l'on entend un coup de feu et où l'actrice enlève sa perruque pour dévoiler son crâne rasé. Tandis que résonne la voix d'un leader noir, Van Peebles contemple une " Cité idéale " métaphysique réalisée par un peintre italien anonyme du Quattrocento. La caméra suit une des arènes en ruine, sur le tableau. Le plan suivant montre longuement Martin Luther King, puis révèle le visage triste de Billie Holiday. Dans la deuxième et la troisième vidéos, les scènes semblent se répéter, mais on découvre de nouveaux personnages historiques : Malcolm X, W. E. B. DuBois, les leaders de la Nation of Islam, des manifestants pour le Mouvement des droits civiques brandissant des pancartes " Freedom ". Déplacés dans le musée, ils deviennent à la fois les acteurs de leur propre histoire et les spectateurs d'une autre histoire, à laquelle ils n'ont pu réellement participer. Isaac Julien les filme comme les témoins d'une expérience généalogique. Il provoque aussi la rencontre entre Melvin Van Peebles et son double, par un raccourci chronologique qui balaie la nostalgie. Alors que, le plus souvent, les personnages de cire sont fi gés dans leur intemporalité d'icônes populaires, en créant pour sa vidéo un Van Peebles en cire, Isaac Julien suggère avec humour une mémoire active entre le célèbre réalisateur et son personnage et, par ce contraste, maintient l'histoire dans le présent. La rencontre s'effectue dans un musée, et le Melvin en chair et en os regarde son alter ego en cire comme s'il se voyait dans un miroir. La nouvelle dimension spatiale créée entre le modèle et son effigie propose une lecture qui projette tous les personnages historiques de la culture africaine américaine dans une réalité politique encore valide aujourd'hui. Devenus visiteurs du Walters Art Museum, qui revendique cinquante-cinq siècles de civilisation européenne et asiatique, depuis le monde antique jusqu'au XXe siècle, ils jouent le rôle de passeurs entre deux histoires parallèles, entre une culture populaire et une culture savante, dans une confrontation inédite par laquelle Isaac Julien vient bouleverser la linéarité de l'histoire occidentale. Au moment où la fiction Baltimore est sur le point de s'achever, on voit Melvin Van Peebles marchant de dos dans la rue, et on entend, parmi le son des sirènes et avec un dernier plan sur les gratte-ciels, une voix qui conclut : " The party is over, Baby, it's reality ! ".

 

Elvan Zabunyan