4a : Pas d'histoires, 1976
BVU, PAL, couleur , son
A partir du Gai Savoir (1968), coproduit par la télévision française (ORTF) et la télévision allemande (Süddeutscher Rundfunk), Jean-Luc Godard, dans l'intention de financer ses recherches avec Jean-Pierre Gorin, accepte les commandes de nombreuses chaînes de télévision européennes en y répondant par des films engagés (British Sounds pour la London Weekend Television, Luttes en Italie pour la RAI en 1969, par exemple) qui, parce qu'ils ne correspondent pas aux programmes conventionnels, ne seront pas diffusés au moment prévu. Durant les deux ans qui suivent sa rencontre avec Anne-Marie Miéville, il poursuit la même démarche politique, coproduisant avec l'INA Ici et ailleurs (1974) et Comment ça va (1976).
Rapidement, la télévision devient pour le couple de cinéastes l'occasion d'un projet de plus grande envergure : adoptant l'outil pour mieux en dénoncer le contenu, ils réalisent à Grenoble en 1975-1976 Six fois deux / Sur et sous la communication, une série de six programmes de 100 minutes, subdivisés chacun en deux émissions de 50 minutes, pensée cette fois-ci en vue d'une diffusion destinée au plus grand nombre. La série d'émissions, montrée - comme son titre l'indique - six dimanches successifs pendant l'été 1976, avec un avertissement de la troisième chaîne spécifiant que "cette émission n'offre pas les caractéristiques habituelles à nos programmes", est une réflexion sur les moyens de communication (sur), qui dénonce "ceux qui étouffent le vrai" 1 pour proposer en contrepartie une télévision autre (sous), plus proche des réalités sociales et plus critique. Rigoureusement construite, cette série associe à l'intérieur d'un même programme deux émissions : une plus théorique, au titre générique, faisant appel par le travail de montage à des confrontations de sens, renvoie à une deuxième, plus proche de la réalité, dont le titre est un prénom.
Si Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, conscients des difficultés que pose l'information prise en tenaille entre production et consommation, s'attachent ici à en décortiquer le processus, c'est dans la perspective "d'expliquer pour comprendre, et comprendre pour transformer" 2 un système économique plus large. Dans le système capitaliste, il y a, d'un côté, la production et, de l'autre, la consommation qui accompagne la diffusion télévisuelle. Pour montrer la production, chaque émission est habillée du même générique : un générique de début (le plan d'une cassette insérée dans un magnétoscope professionnel de l'époque) répond au générique de fin (le plan de la cassette éjectée), mettant en évidence qu'il faut quelqu'un pour fabriquer l'information. La production d'informations a rapport surtout avec la télévision (séquences d'extraits d'informations politiques pour sourds-muets, discours de Georges Marchais dans Pas d'histoire) et le cinéma, mais aussi avec la presse : dans Jean-Luc, Jean-Luc Godard est interviewé par un journaliste du quotidien Libération ; Photos et Cie, dont le sujet est la photo de reportage, dénonce le fossé entre la pratique amateur (mise en valeur à travers le personnage de Marcel) et celle des professionnels de l'information : "Ils ne veulent pas le progrès, ils veulent être les premiers." Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville y opposent un discours critique, brouillant l'information - qui se doit conventionnellement d'être objective - par leurs interventions subjectives (commentaires d'Anne-Marie Miéville dans Nanas, distanciation de Jean-Luc Godard dans Leçons de choses). Conscients de leur contre-pouvoir sans pour autant prendre de parti pris, ils inaugurent une production d'informations télévisées où l'on puisse découvrir le dessous des choses, notamment la communication en train de se faire. Prenant le contre-pied des conventions propres au spectacle télévisuel (vitesse et multitude d'images qui captivent le spectateur), ils préfèrent le ralenti pour nous laisser le temps de voir. Les incrustations de texte (mots manuscrits ou dactylographiés) dévoilent le processus d'écriture, et la façon brute de filmer (caméra fixe ne considérant qu'un seul angle, jeu du direct où les hésitations et les temps morts ne sont pas mis de côté) révèle une introspection propre au cinéma de Jean-Luc Godard. Il y a dans cette recherche du "dessous" la tentative de retrouver un langage premier, comme le dit Gilles Deleuze à propos de cette série : "Il s'agit d'être, dans sa propre langue, un étranger." 3
La contre-télévision que souhaitent faire Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville repose sur la connexion qu'ils établissent entre production et consommation par le biais des personnages filmés qui, puisqu'ils ne sont ni acteurs ni vedettes, permettent aux consommateurs de télévision, considérés habituellement comme une audience globale et non comme un public d'individus, de s'y reconnaître. Ces sujets anonymes souvent extérieurs aux médias, des femmes de tous âges et de toutes conditions sociales (Nanas), des fous (Jacqueline et Ludovic), des savants (le mathématicien René), des prisonniers (Nous trois), des cinéastes (Jean-Luc), peuvent tous désormais prendre la parole. Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, maîtres de leurs choix malgré une apparente improvisation, donnent à des gens ordinaires le privilège de passer à la télévision, même si ce qu'ils ont à dire n'est pas d'intérêt général (les propos de Nanas, Jacqueline et Ludovic ne sont apparemment qu'anecdotiques). Alors que production et consommation sont généralement séparées dans une communication de masse, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville tentent au contraire de les mettre réellement en communication : le téléspectateur, en comprenant l'envers du décor, a conscience d'y participer. Ils affirment même qu'on devrait payer les téléspectateurs pour regarder la télévision, car ce sont eux qui déterminent la chaîne de travail de la communication. Ils remettent en question nos codes de valeur, nous incitant à voir le réel sous le superficiel, à nous intéresser à la fois à la parole et au silence. Ils nous offrent la pluralité de regards que la télévision conventionnelle occulte.
Beau projet humain, mais surtout résistance face à ce qui est établi, Six fois deux / Sur et sous la communication, même si aujourd'hui la télévision reste inchangée, ouvre nos sens à l'autre et, par là, constitue une véritable communication.
Marie Anne Lanavère
1 Extrait du second volet, Jean-Luc, de la deuxième émission.
2 Extrait du premier volet, Leçons de choses, de la deuxième émission.
3 Gilles Deleuze, "Trois questions sur Six fois deux", Cahiers du Cinéma, Paris, numéro 271, novembre 1976.