Deuxième mouvement (Lumière/Physique), 1980
BVU PAL, couleur, son
Après l'expérience réussie de Six fois deux / Sur et sous la communication, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville se lancent dans une deuxième série pour la télévision, France / tour / détour / deux / enfants, douze émissions réalisées entre Paris et Rolle (Suisse) en 1977-1978. La forme de cette série se rapproche davantage d'un produit télévisuel classique, dont le montage se prête mieux à la diffusion. Chaque épisode, qui constitue un "mouvement" (comme en musique) plutôt court (26 minutes), est construit à l'identique, avec des codes empruntés, parfois jusqu'à la caricature, à la télévision.
Un générique de début accompagné d'une chanson de variété ouvre l'épisode. Il contient déjà des éléments déterminants pour comprendre la suite, comme la notion d'alternance : un petit garçon tient le micro tandis qu'une petite fille tient la caméra, puis le contraire. Métaphore du mode de vie de Jean-Luc Godard et d'Anne-Marie Miéville se faisant enfants pour mieux regarder, ce plan pointe une des préoccupations récurrentes de Jean-Luc Godard : la division du travail au sein de la chaîne de production, et la division sexuelle qui en dépend. Puis vient le titre de l'émission en lettres majuscules incrustées dans l'image, tandis que la voix d'un des deux animateurs énonce à tour de rôle le contexte d'une société de consommation "monstrueuse", et le postulat contre lequel ils vont s'opposer. La partie "VERITE", qui représente l'essentiel de l'émission, obéit à la logique du reportage en direct, caméra fixe (mais l'image, toujours bien cadrée, nous laisse le temps de réfléchir, ce que justement la télévision ne fait pas) : Robert Linard, derrière lequel se cache un Jean-Luc Godard à l'accent suisse, interroge un enfant sur son lieu de vie, la maison, l'école, la rue. L'interview journalistique est une forme particulièrement utilisée par Jean-Luc Godard dans ses films, dès A bout de souffle. Suit la partie "TELEVISION" : sur le plateau, les animateurs - encore un homme et une femme - critiquent ce qu'on vient de voir et proposent une "HISTOIRE" susceptible d'apporter au spectateur une nouvelle manière de penser le sujet, en l'élargissant à des situations quotidiennes. Chaque épisode se clôt par une discussion des deux présentateurs, qui annoncent l'épisode suivant. Une telle construction n'empêchera pas la deuxième chaîne de diffuser la série en quatre programmes d'une heure et demie comme quatre longs métrages, alors qu'il était initialement prévu de diffuser une émission tous les jours pendant deux semaines.
Tandis que Six fois deux portait sur la production d'informations et sur les moyens d'établir une vraie communication, France / tour / détour / deux / enfants s'attache à montrer comment la télévision peut devenir une pédagogie. Déjà avec le film Le Gai Savoir, commandé par l'ORTF, Jean-Luc Godard avait espéré faire d'une émission un lieu d'émergence de la pensée. Mais Le Gai Savoir restait la pédagogie trop didactique d'un "répétiteur" ou d'un "contremaître"1. France / tour / détour / deux / enfants constitue, au contraire, une pédagogie en douceur, qui amène le téléspectateur à établir lui-même les connexions nécessaires pour développer une pensée sur le monde. Les protagonistes, Camille et Arnaud, deux enfants d'environ dix ans qui occupent à tour de rôle un épisode, sont l'élément primordial de la pédagogie, prétextes à revenir à un langage premier. Plus que jamais, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, au lieu d'appliquer la théorie par la pratique, font de la théorie en même temps que de la pratique. Leur but étant de "se vivre et se voir à la télévision"2, ce qui les intéresse, ce n'est pas tant le contenu des questions existentielles soulevées (le corps dans le temps et dans l'espace, le travail, la liberté...) que la façon de les poser. Pendant chaque entretien, les questions du journaliste renvoient à une interrogation sur la manière même d'interviewer.
France / tour / détour / deux / enfants apparaît donc comme une maïeutique particulière, qui naît avec l'expérience de la vie. Ainsi, les questions abordées, évoquées par les titres, sont mises en parallèle avec des activités du quotidien. Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville adaptent, comme le dit le générique, à la réalité contemporaine le livre scolaire du 19e siècle, Le Tour de
Le titre de chaque épisode, dont la confrontation des mots incite déjà à la réflexion, associe à une matière scolaire un terme plus générique, dont le sens est exploré sur un mode philosophique, mais aussi poétique, à travers des métaphores. Incrusté dans l'image, le mot émerge d'un quotidien charnel, qui devient une chorégraphie : le corps est décomposé dans ses mouvements, habituellement trop rapides pour être perceptibles. C'est dans nos activités de tous les jours, dont nous n'avons même plus conscience, que se cache le questionnement essentiel. Et la vidéo permet mieux que le cinéma de mettre à plat les associations d'idées : "Lorsque la série avait été commandée par Marcel Julian [directeur des programmes], il avait été entendu qu'on essaierait de faire à la fois du roman et de la peinture, ce que, je crois, peuvent faire aujourd'hui les enchaînements d'images... Cézanne avec les moyens de Malraux... ou bien de la philosophie sous forme de musique de chambre."3
Marie Anne Lanavère
1 Serge Daney, "Le Therrorisé (pédagogie godardienne)",
2 Jean-Luc Godard, "Se vivre, se voir", Le Monde, Paris, 30 mars 1980 ; repris dans Godard par Godard, des années mao aux années 80, Paris, Cahiers du Cinéma - éditions de l'Etoile, 1985.
3 Jean-Luc Godard, "La chance de repartir pour un tour" (entretien avec Claude-Jean Philippe), Les Nouvelles Littéraires, Paris, 30 mai 1980 ; repris dans Godard par Godard, des années mao aux années 80, op. cit.
Deuxième mouvement : Lumière / Physique
Dans la deuxième émission, le jour s'est levé. Arnaud part à l'école tandis que "les monstres sortent de la terre", c'est-à-dire du métro pour "partir à l'usine". La voix off exagère le système auquel nous participons tous, pour mieux le pointer : "Ils vont se mettre au service des grandes exploitations civiles et militaires." La première interview, qui portait sur l'origine, était concentrée et calme. Ici, le petit garçon, filmé à contre-jour, est distrait par la rue et a difficulté à voir la solution (LUMIERE) du problème (le noir). Ce deuxième mouvement, qui se passe le matin, pose ce passage. Il ne s'agit plus de chimie, mais déjà de PHYSIQUE, de cette opération de déc(o la lumière. L'HISTOIRE d'un développement photographique file encore la métaphore.